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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

bon goût pour se familiariser avec ce porte-clefs gargotier, sa méchante femme et sa laide progéniture[1]. C’est à moi décidément qu’il accorde sa confiance et son amitié. Il est rentré dans ma chambre aujourd’hui. Il y a déjeuné avec appétit, et quand je me suis promenée à midi sur l’esplanade, il est descendu de son lierre, et il est venu voltiger autour de moi. Il faisait entendre son petit râle, comme pour m’agacer et attirer mon attention. Le vilain Gottlieb était sur le pas de sa porte, et me regardait, en ricanant, avec ses yeux égarés. Cet être est toujours accompagné d’un affreux chat roux qui regarde mon rouge-gorge d’un œil plus horrible encore que celui de son maître. Cela me fait frémir. Je hais ce chat presque autant que madame Schwartz la fouilleuse. »

Le 6. — « Encore un billet ce matin ! Voilà qui devient bizarre. Même écriture crochue, pointue, pataraffée, malpropre ; même papier à sucre. Mon Lindor n’est pas un hidalgo, mais il est tendre et enthousiaste : « Chère sœur, âme élue et marquée du doigt de Dieu, tu te méfies de moi. Tu ne veux pas me parler. N’as-tu rien à me commander ? Ne puis-je te servir en rien ? Ma vie t’appartient. Commande donc à ton frère. » Je regarde la sentinelle. C’est un butor de soldat qui tricote son bas en se promenant de long en large, le fusil sur l’épaule. Il me regarde aussi, et semble plus disposé à m’envoyer une balle qu’un poulet. De quelque côté que je tourne les yeux, je ne vois que d’immenses murailles grises, hérissées d’orties, bordées d’un fossé, lequel est bordé lui-même d’un autre ouvrage de fortification, dont je ne sais ni le nom ni l’usage, mais qui me prive de la vue de l’étang ; et sur le haut de cet ouvrage avancé, une autre sentinelle dont j’aperçois le bonnet et le bout du fusil, et dont j’entends le cri sauvage à chaque barque qui rase la citadelle : Passez au large ! Si je voyais au moins ces barques, et un peu d’eau courante, et un coin de paysage ! J’entends seulement le clapotement de la rame, quelquefois une chanson de pêcheur, et au loin, quand le vent souffle de ce côté, le bouillonnement des deux rivières qui se réunissent à une certaine distance de la prison. Mais d’où me viennent ces billets mystérieux et ce beau dévouement dont je ne sais que faire ? Peut-être que mon rouge-gorge le sait, mais le rusé ne voudra pas me le dire. »

Le 7. — « En regardant de tous mes yeux, pendant que je me promenais sur mon rempart, j’ai aperçu une petite ouverture étroite pratiquée dans le flanc de la tour que j’habite, à une dizaine de pieds au-dessus de ma fenêtre, et presque entièrement cachée par les dernières branches du lierre qui montent jusque-là. Un si petit jour ne peut éclairer la demeure d’un vivant, pensais-je en frémissant. J’ai pourtant voulu savoir à quoi m’en tenir, et j’ai essayé d’attirer Gottlieb sur le rempart en flattant sa monomanie ou plutôt sa passion malheureuse, qui est de faire des souliers. Je lui ai demandé s’il pourrait bien me fabriquer une paire de pantoufles ; et, pour la première fois, il s’est approché de moi sans y être forcé, et il m’a répondu sans embarras. Mais sa manière de parler est aussi étrange que sa figure, et je commence à croire qu’il n’est pas idiot, mais fou :

« — Des souliers pour toi ? m’a-t-il dit (car il tutoie tout le monde) ; non, je n’oserais. Il est écrit : Je ne suis pas digne de délier les cordons de ses souliers. »

« Je voyais sa mère à trois pas de la porte et prête à venir se mêler à la conversation. N’ayant donc pas le temps de m’arrêter à comprendre le motif de son humilité ou de sa vénération, je me suis hâtée de lui demander si l’étage au-dessus de moi était habité, n’espérant guère, cependant, obtenir une réponse raisonnable.

« — Il n’est pas habité, m’a répondu très-judicieusement Gottlieb ; il ne pourrait pas l’être, il n’y a qu’un escalier qui conduit à la plate-forme.

« — Et la plate-forme est isolée ? Elle ne communique avec rien ?

« — Pourquoi me demandes-tu cela, puisque tu le sais ?

« — Je ne le sais pas et ne tiens guère à le savoir. C’est pour te faire parler, Gottlieb, et pour voir si tu as autant d’esprit qu’on le dit.

« — J’ai beaucoup, beaucoup d’esprit, m’a répondu le pauvre Gottlieb d’un ton grave et triste, qui contrastait avec le comique de ses paroles.

« — En ce cas, tu peux m’expliquer, ai-je repris (car les moments étaient précieux), comment cette cour est construite.

« — Demande-le au rouge-gorge, a-t-il répondu avec un étrange sourire. Il le sait, lui qui vole et qui va partout. Moi je ne sais rien, puisque je ne vais nulle part.

« — Quoi ! pas même jusqu’au haut de cette tour où tu demeures ? Tu ne sais pas ce qu’il y a derrière cette muraille ?

« — J’y ai peut-être passé, mais je n’y ai pas fait attention. Je ne regarde presque jamais rien ni personne.

« — Cependant tu regardes le rouge-gorge ; tu le vois, tu le connais.

« — Oh ! lui, c’est différent. On connaît bien les anges : ce n’est pas une raison pour regarder les murs.

« — C’est très-profond ce que tu dis là, Gottlieb. Pourrais-tu me l’expliquer ?

« — Demande au rouge-gorge, je te dis qu’il sait tout, lui ; il peut aller partout, mais il n’entre jamais que chez ses pareils. C’est pourquoi il entre dans ta chambre.

« — Grand merci, Gottlieb, tu me prends pour un oiseau.

« — Le rouge-gorge n’est pas un oiseau.

« — Qu’est-ce donc ?

« — C’est un ange, tu le sais.

« — En ce cas, j’en suis un aussi ?

« — Tu l’as dit.

« — Tu es galant, Gottlieb.

« — Galant ! a dit Gottlieb en me regardant d’un air profondément étonné ; qu’est-ce que c’est que galant ?

« — Tu ne connais pas ce mot-là ?

« — Non.

« — Comment sais-tu que le rouge-gorge entre dans ma chambre ?

« — Je l’ai vu ; et d’ailleurs il me l’a dit.

« — Il te parle donc ?

« — Quelquefois, a dit Gottlieb en soupirant, bien rarement ! Mais hier il m’a dit : « Non ! je n’entrerai jamais dans ton enfer de cuisine. Les anges n’ont pas commerce avec les méchants esprits. »

« — Est-ce que tu serais un méchant esprit, Gottlieb ?

« — Oh ! non, pas moi ; mais… »

Ici Gottlieb a posé un doigt sur ses grosses lèvres, d’un air mystérieux.

« — Mais qui ? »

« Il n’a rien répondu, mais il m’a montré son chat à la dérobée et comme s’il craignait d’en être aperçu.

« — C’est donc pour cela que tu l’appelles d’un si vilain nom ? Belzébuth, je crois ?

« — Chut ! a repris Gottlieb, c’est son nom et il le connaît bien. Il le porte depuis que le monde existe. Mais il ne le portera pas toujours.

« — Sans doute ; quand il sera mort !

« — Il ne mourra pas, lui ! Il ne peut pas mourir, et il en est bien fâché, parce qu’il ne sait pas qu’un jour viendra où il sera pardonné. »

« Ici nous fûmes interrompus par l’approche de madame Schwartz, qui s’émerveillait de voir Gottlieb causer enfin librement avec moi. Elle en était toute joyeuse, et me demanda si j’étais contente de lui.

« — Très contente, je vous assure. Gottlieb est fort intéressant, et j’aurai maintenant du plaisir à le faire parler.

« — Ah ! mademoiselle, vous nous rendrez grand service, car le pauvre enfant n’a personne à qui causer, et avec nous c’est comme un fait exprès, il ne veut pas desserrer les dents. Es-tu original, mon pauvre Gottlieb, et têtu ! voilà que tu causes très-bien avec made-

  1. Consuelo donnait quelques détails, dans un paragraphe précédent, sur la famille Schwartz. On a supprimé de ce manuscrit tout ce qui serait une répétition pour le lecteur.