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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

particulièrement Votre Seigneurie, avec humanité, dans tout ce qui a rapport à la santé et au bien-être.

— Mais l’ennui est également préjudiciable à la santé !

— Votre seigneurie se trompe. En se nourrissant bien et en laissant reposer l’esprit, on engraisse toujours ici. Je pourrais vous citer telle dame qui y est entrée svelte comme vous voilà, et qui en est sortie, au bout de vingt ans, pesant au moins cent quatre-vingts livres.

— Grand merci, monsieur Schwartz. Je ne désire pas cet embonpoint formidable, et j’espère que vous ne me refuserez pas les livres et la lumière.

— J’en demande humblement pardon à Votre Seigneurie, je n’enfreindrai pas mes devoirs. D’ailleurs, Votre Seigneurie ne s’ennuiera pas ; elle aura ici son clavecin et sa musique.

— En vérité ! Est-ce à vous que je devrai cette consolation, monsieur Schwartz ?

— Non, Signora, ce sont les ordres de Sa Majesté, et j’ai là un ordre du gouverneur pour laisser passer et déposer dans votre chambre lesdits objets. »

Consuelo, enchantée de pouvoir faire de la musique, ne songea plus à rien demander. Elle prit gaiement son chocolat, tandis que M. Schwartz mettait en ordre son mobilier, composé d’un pauvre lit, de deux chaises de paille et d’une petite table de sapin.

« Votre seigneurie aura besoin d’une commode, dit-il de cet air caressant que prennent les gens disposés à nous combler de soins et de douceurs pour notre argent ; et puis d’un meilleur lit, d’un tapis, d’un bureau, d’un fauteuil, d’une toilette…

— J’accepte la commode et la toilette, répondit Consuelo, qui songeait à ménager ses ressources. Quant au reste, je vous en tiens quitte. Je ne suis pas délicate, et je vous prie de ne me fournir que ce que je vous demande. »

Maître Schwartz hocha la tête d’un air d’étonnement et presque de mépris ; mais il ne répliqua pas ; et lorsqu’il eut rejoint sa très-digne épouse :

« Ce n’est pas méchant, lui dit-il en lui parlant de la nouvelle prisonnière, mais c’est pauvre. Nous n’aurons pas grands profits avec ça.

— Qu’est-ce que tu veux que ça dépense ? reprit madame Schwartz en haussant les épaules. Ce n’est pas une grande dame, celle-là ! c’est une comédienne à ce qu’on dit !

— Une comédienne, s’écria Schwartz. Ah bien ! j’en suis charmé pour notre fils Gottlieb.

— Fi donc ! reprit madame Schwartz en fronçant le sourcil. Veux-tu en faire un saltimbanque ?

— Tu ne m’entends pas, femme. Il sera pasteur. Je n’en démordrai pas. Il a étudié pour cela, et il est du bois dont on les fait. Mais comme il faudra bien qu’il prêche et comme il ne montre pas jusqu’ici grande éloquence, cette comédienne lui donnera des leçons de déclamation.

— L’idée n’est pas mauvaise. Pourvu qu’elle ne veuille pas rabattre le prix de ses leçons sur nos mémoires !

— Sois donc tranquille ! Elle n’a pas le moindre esprit » répondit Schwartz en ricanant et en se frottant les mains.

XV.

Le clavecin arriva dans la journée. C’était le même que Consuelo louait à Berlin à ses frais. Elle fut fort aise de n’avoir pas à risquer avec un autre instrument une nouvelle connaissance moins agréable et moins sûre. De son côté, le roi, qui veillait aux moindres détails d’affaires, s’était informé, en donnant l’ordre d’expédier le clavecin à la prison, si celui-là appartenait à la prima donna ; et, en apprenant que c’était un locatis, il avait fait savoir au luthier propriétaire qu’il lui en garantissait la restitution, mais que la location resterait aux frais de la prisonnière. Sur quoi le luthier s’était permis d’observer qu’il n’avait point de recours contre une personne en prison, surtout si elle venait à y mourir. M. de Pœlnitz, chargé de cette importante négociation, avait répliqué en riant :

« Mon cher Monsieur, vous ne voudriez pas chicaner le roi sur une semblable vétille, et d’ailleurs cela ne servirait à rien. Votre clavecin est décrété de prise de corps, pour être écroué aujourd’hui même à Spandaw. »

Les manuscrits et les partitions de la Porporina lui furent également apportés ; et, comme elle s’étonnait de tant d’aménité dans le régime de sa prison, le commandant major de place vint lui rendre visite pour lui expliquer qu’elle aurait à continuer ses fonctions de première chanteuse au théâtre royal.

« Telle est la volonté de Sa Majesté, lui dit-il. Toutes les fois que le semainier de l’Opéra vous portera sur le programme pour une représentation, une voiture escortée vous conduira au théâtre à l’heure dite, et vous ramènera coucher à la forteresse immédiatement après le spectacle. Ces déplacements se feront avec la plus grande exactitude et avec les égards qui vous sont dus. J’espère, Mademoiselle, que vous ne nous forcerez, par aucune tentative d’évasion, à redoubler la rigueur de votre captivité. Conformément aux ordres du roi, vous avez été placée dans une chambre à feu, et il vous sera permis de vous promener sur le rempart que vous voyez, aussi souvent qu’il vous sera agréable. En un mot, nous sommes responsables, non seulement de votre personne, mais de votre santé et de votre voix. La seule contrariété que vous éprouverez de notre part sera d’être tenue au secret, et de ne pouvoir communiquer avec personne, soit de l’intérieur, soit de l’extérieur. Comme nous avons ici peu de dames, et qu’un seul gardien suffit pour le corps de logis qu’elles occupent, vous n’aurez pas le désagrément d’être servie par des gens grossiers. L’honnête figure et les bonnes manières de monsieur Schwartz doivent vous tranquilliser sur ce point. Un peu d’ennui sera donc le seul mal que vous aurez à supporter, et je conçois qu’à votre âge et dans la situation brillante où vous étiez…

— Soyez tranquille, monsieur le major, répondit Consuelo avec un peu de fierté. Je ne m’ennuie jamais quand je peux m’occuper. Je ne demande qu’une grâce ; c’est d’avoir de quoi écrire, et de la lumière pour pouvoir faire de la musique le soir.

— Cela est tout à fait impossible. Je suis au désespoir de refuser l’unique demande d’une personne aussi courageuse. Mais je puis, en compensation, vous donner l’autorisation de chanter à toutes les heures du jour et de la nuit, si bon vous semble. Votre chambre est la seule habitée dans cette tour isolée. Le logement du gardien est au-dessous, il est vrai ; mais M. Schwartz est trop bien élevé pour se plaindre d’entendre une aussi belle voix, et quant à moi, je regrette de n’être pas à portée d’en jouir. »

Ce dialogue, auquel assistait maître Schwartz, fut terminé par de grandes révérences, et le vieil officier se retira, convaincu, d’après la tranquillité de la cantatrice, qu’elle était là pour quelque infraction à la discipline du théâtre, et pour quelques semaines tout au plus. Consuelo ne savait pas elle-même si elle y était sous la prévention de complicité dans une conspiration politique, ou pour le seul crime d’avoir rendu service à Frédéric de Trenck, ou enfin pour avoir été tout simplement la confidente discrète de la princesse Amélie.

Pendant deux ou trois jours, notre captive éprouva plus de malaise, de tristesse et d’ennui qu’elle ne voulait se l’avouer. La longueur des nuits, qui était encore de quatorze heures dans cette saison, lui fut particulièrement désagréable, tant qu’elle espéra pouvoir s’y soustraire en obtenant de M. Schwartz la lumière, l’encre et les plumes. Mais il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour se convaincre que cet homme obséquieux était doué d’une ténacité inflexible. Schwartz n’était pas méchant, il n’avait pas, comme la plupart des gens de son espèce, le goût de faire souffrir. Il était même pieux et dévot à sa manière, croyant servir Dieu et faire son salut, pourvu qu’il se conformât à ceux des engagements de sa profession qu’il ne pouvait point éluder. Il est vrai que ces cas