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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

haï ; car vous me feriez croire que je le suis et cette pensée me serait odieuse !

— Et cependant vous voulez qu’on vous craigne.

— Non, je veux qu’on me respecte.

— Et c’est à coups de canne que vos caporaux inspirent à vos soldats le respect de votre nom.

— Qu’en savez-vous ? De quoi parlez-vous là ? De quoi vous mêlez-vous ?

— Je réponds clair et net à l’interrogatoire de Votre Majesté.

— Vous voulez que je vous demande pardon d’un moment d’emportement provoqué par votre folie ?

— Au contraire ; si vous pouviez briser sur ma tête la canne-sceptre qui gouverne la Prusse, je prierais Votre Majesté de ramasser ce jonc.

— Bah ! quand je vous aurais un peu caressé les épaules avec, comme c’est une canne que Voltaire m’a donnée, vous n’en auriez peut-être que plus d’esprit et de malice. Tenez, j’y tiens beaucoup, à cette canne-là ; mais il vous faut une réparation, je le vois bien. »

En parlant ainsi, le roi ramassa sa canne, et se mit en devoir de la briser. Mais il eut beau s’aider du genou, le jonc plia et ne voulut point rompre.

« Voyez, dit le roi en la jetant dans le feu, ma canne n’est pas, comme vous le prétendez, l’image de mon sceptre. C’est celle de la Prusse fidèle, qui plie sous ma volonté, et qui ne sera point brisée par elle. Faites de même, Porporina, et vous vous en trouverez bien.

— Et quelle est donc la volonté de Votre Majesté à mon égard ? Voilà un beau sujet pour exercer l’autorité et pour troubler la sérénité d’un grand caractère !

— Ma volonté est que vous renonciez à quitter Berlin, la trouvez-vous offensante ? »

Le regard vif et presque passionné de Frédéric expliquait assez cette espèce de réparation. Consuelo sentit renaître ses terreurs, et, feignant de ne pas comprendre :

« Pour cela, répondit-elle, je ne m’y résignerai jamais. Je vois trop qu’il faudrait payer cher l’honneur d’amuser quelquefois Votre Majesté par mes roulades. Le soupçon pèse ici sur tout le monde. Les êtres les plus infimes et les plus obscurs ne sont point à l’abri d’une accusation, et je ne saurais vivre ainsi.

— Vous êtes mécontente de votre traitement, reprit le roi. Allons ! il sera augmenté.

— Non, sire. Je suis satisfaite de mon traitement, je ne suis pas cupide. Votre Majesté le sait.

— C’est vrai. Vous n’aimez pas l’argent, c’est une justice à vous rendre. On ne sait ce que vous aimez, d’ailleurs !

— La liberté, sire.

— Et qui gêne votre liberté ? Vous me cherchez querelle, et vous n’avez aucun motif à faire valoir. Vous voulez partir, voilà ce qu’il y a de clair.

— Oui, Sire.

— Oui ? c’est bien décidé ?

— Oui, Sire.

— En ce cas, allez au diable ! »

Le roi prit son chapeau, sa canne qui, en roulant sur les chenets, n’avait pas brûlé, et, tournant le dos, s’avança vers la porte. Mais, au moment de l’ouvrir, il se retourna vers Consuelo, et lui montra un visage si ingénument triste, si paternellement affligé, si différent, en un mot, de son terrible front royal, ou de son amer sourire de philosophe sceptique, que la pauvre enfant se sentit émue et repentante. L’habitude qu’elle avait prise avec le Porpora de ces orages domestiques lui fit oublier qu’il y avait pour elle dans le cœur de Frédéric quelque chose de personnel et de farouche, qui n’était jamais entré dans l’âme chastement et généreusement ardente de son père adoptif. Elle se détourna pour cacher une larme furtive, qui s’échappait de sa paupière ; mais le regard du lynx n’est pas plus rapide que ne le fut celui du roi. Il revint sur ses pas, et, levant de nouveau sa canne sur Consuelo, mais cette fois avec l’air de tendresse dont il eût joué avec l’enfant de ses entrailles :

« Détestable créature ! lui dit-il, d’une voix émue et caressante, vous n’avez pas la moindre amitié pour moi !

— Vous vous trompez beaucoup, monsieur le baron, répondit la bonne Consuelo, fascinée par cette demi-comédie, qui réparait si adroitement le véritable accès de colère brutale de Frédéric. J’ai autant d’amitié pour le capitaine Kreutz que j’ai d’éloignement pour le roi de Prusse.

— C’est que vous ne comprenez pas, c’est que vous ne pouvez pas comprendre le roi de Prusse, reprit Frédéric. Ne parlons donc pas de lui. Un jour viendra, quand vous aurez habité ce pays assez longtemps pour en connaître l’esprit et les besoins, où vous rendrez plus de justice à l’homme qui s’efforce de le gouverner comme il convient. En attendant, soyez un peu plus aimable avec ce pauvre baron, qui s’ennuie si profondément de la cour et des courtisans, et qui venait chercher ici un peu de calme et de bonheur, auprès d’une âme pure et d’un esprit candide. Je n’avais qu’une heure pour en profiter, et vous n’avez fait que me quereller. Je reviendrai une autre fois, à condition que vous me recevrez un peu mieux. J’amènerai Mopsule pour vous divertir, et, si vous êtes bien sage, je vous ferai cadeau d’un beau petit lévrier blanc qu’elle nourrit dans ce moment. Il faudra en avoir grand soin ! Ah ! j’oubliais ! Je vous ai apporté des vers de ma façon, des strophes sur la musique ; vous pourrez y adapter un air, et ma sœur Amélie s’amusera à le chanter. »

Le roi s’en alla tout doucement, après être revenu plusieurs fois sur ses pas en causant avec une familiarité gracieuse, et en prodiguant à l’objet de sa bienveillance de frivoles cajoleries. Il savait dire des riens quand il le voulait, quoique en général sa parole fût concise, énergique et pleine de sens. Nul homme n’avait plus de ce qu’on appelait du fond dans la conversation, et rien n’était plus rare à cette époque que ce ton sérieux et ferme dans les entretiens familiers. Mais avec Consuelo, il eût voulu être bon enfant, et il réussissait assez à s’en donner l’air, pour qu’elle en fût parfois naïvement émerveillée. Quand il fut parti, elle se repentit, comme à l’ordinaire, de ne pas avoir réussi à le dégoûter d’elle et de la fantaisie de ces dangereuses visites. De son côté, le roi s’en alla à demi mécontent de lui-même. Il aimait Consuelo à sa manière, et il eût voulu lui inspirer en réalité l’attachement et l’admiration que ses faux amis les beaux esprits jouaient auprès de lui. Il eût donné peut-être beaucoup, lui qui n’aimait guère à donner, pour connaître une fois dans sa vie le plaisir d’être aimé de bonne foi et sans arrière-pensée. Mais il sentait bien que cela n’était pas facile à concilier avec l’autorité dont il ne voulait pas se départir ; et, comme un chat rassasié qui joue avec la souris prête à fuir, il ne savait trop s’il voulait l’apprivoiser ou l’étrangler. « Elle va trop loin, et cela finira mal, se disait-il en remontant dans sa voiture ; si elle continue à faire la mauvaise tête, je serai forcé de lui faire commettre quelque faute, et de l’envoyer dans une forteresse pendant quelque temps, afin que le régime émousse ce fier courage. Pourtant j’aimerais mieux l’éblouir et la gouverner par le prestige que j’exerce sur tant d’autres. Il est impossible que je n’en vienne pas à bout avec un peu de patience. C’est un petit travail qui m’irrite et qui m’amuse en même temps. Nous verrons bien ! Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il ne faut pas qu’elle parte maintenant, pour aller se vanter de m’avoir dit mes vérités impunément. Non, non ! elle ne me quittera que soumise ou brisée… » Et puis le roi qui avait bien d’autres choses dans l’esprit, comme on peut croire, ouvrit un livre pour ne pas perdre cinq minutes à d’inutiles rêveries, et descendit de sa voiture sans trop se rappeler dans quelles idées il y était monté.

La Porporina, inquiète et tremblante, se préoccupa un peu plus longtemps des dangers de sa situation. Elle se reprocha beaucoup de n’avoir pas insisté jusqu’au bout sur son départ, et de s’être laissé engager tacitement à y renoncer. Mais elle fut tirée de ses méditations par un envoi d’argent et de lettres que madame de Kleist lui faisait passer pour M. de Saint-Germain. Tout