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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

révoltante avec elle. La Porporina, saisie de dégoût, retira son bras de celui de cet homme, en lui disant sèchement :

« Vous vous trompez.

— Je n’ai pas l’habitude de me tromper, reprit l’homme au manteau avec la même aisance. Le public peut ignorer que la divine Porporina est comtesse de Rudolstadt ; mais le comte de Saint-Germain est mieux instruit.

— Qui êtes-vous donc ? dit Consuelo bouleversée de surprise ; n’appartenez-vous pas à la maison de madame la comtesse de Kleist ?

— Je n’appartiens qu’à moi-même, et ne suis serviteur que de la vérité, reprit l’inconnu. Je viens de dire mon nom ; mais je vois qu’il est ignoré de madame de Rudolstadt.

— Seriez-vous donc le comte de Saint-Germain en personne ?

— Et quel autre pourrait vous donner un nom que le public ignore ? Tenez, madame la comtesse, voici deux fois que vous avez failli tomber en deux pas que vous avez faits sans mon aide. Daignez reprendre mon bras. Je sais fort bien le chemin de votre demeure, et je me fais un devoir et un honneur de vous y reconduire saine et sauve.

— Je vous remercie de votre bonté, monsieur le comte, répondit Consuelo, dont la curiosité était trop excitée pour refuser l’offre de cet homme intéressant et bizarre ; aurez-vous celle de me dire pourquoi vous m’appelez ainsi ?

— Parce que je désire obtenir votre confiance d’emblée en vous montrant que j’en suis digne. Il y a longtemps que je sais votre mariage avec Albert, et je vous ai gardé à tous deux un secret inviolable, comme je le garderai tant que ce sera votre volonté.

— Je vois que ma volonté à cet égard est fort peu respectée par M. Supperville, dit Consuelo qui se pressait d’attribuer à ce dernier les notions de M. de Saint-Germain sur sa position.

— N’accusez pas ce pauvre Supperville, reprit le comte. Il n’a rien dit, si ce n’est à la princesse Amélie, pour lui faire sa cour. Ce n’est pas de lui que je tiens le fait.

— Et de qui donc, en ce cas, Monsieur ?

— Je le tiens du comte Albert de Rudolstadt lui-même. Je sais bien que vous allez me dire qu’il est mort pendant qu’on achevait la cérémonie religieuse de votre hyménée ; mais je vous répondrai qu’il n’y a pas de mort, que personne, que rien ne meurt, et que l’on peut s’entretenir encore avec ce que le vulgaire appelle les trépassés, quand on connaît leur langage et les secrets de leur vie.

— Puisque vous savez tant de choses, Monsieur, vous n’ignorez peut-être pas que de semblables assertions ne me peuvent aisément convaincre, et qu’elles me font beaucoup de mal, en me présentant sans cesse l’idée d’un malheur que je sais être sans remède, en dépit des promesses menteuses de la magie.

— Vous avez raison d’être en garde contre les magiciens et les imposteurs. Je sais que Cagliostro vous a effrayée d’une apparition au moins intempestive. Il a cédé à la gloriole de vous montrer son pouvoir, sans s’inquiéter de la disposition de votre âme et de la sublimité de sa mission. Cagliostro n’est cependant pas un imposteur, tant s’en faut ! Mais c’est un vaniteux, et c’est par là qu’il a mérité souvent le reproche de charlatanisme.

— Monsieur le comte, on vous fait le même reproche ; et comme cependant on ajoute que vous êtes un homme supérieur, je me sens le courage de vous dire franchement les préventions qui combattent mon estime pour vous.

— C’est parler avec la noblesse qui convient à Consuelo, répondit M. de Saint-Germain avec calme, et je vous sais gré de faire cet appel à ma loyauté. J’en serai digne, et je vous parlerai sans mystère. Mais nous voici à votre porte, et le froid, ainsi que l’heure avancée, me défendent de vous retenir ici plus longtemps. Si vous voulez apprendre des choses de la dernière importance, et d’où votre avenir dépend, permettez-moi de vous entretenir en liberté.

— Si Votre Seigneurie veut venir me voir dans la journée, je l’attendrai chez moi à l’heure qu’elle m’indiquera.

— Il faut que je vous parle demain ; et demain vous recevrez la visite de Frédéric, que je ne veux pas rencontrer, parce que je ne fais aucun cas de lui.

— De quel Frédéric voulez-vous parler, monsieur le comte ?

— Oh ! ce n’est pas de notre ami Frédéric de Trenck que nous avons réussi à tirer de ses mains. C’est de ce méchant petit roi de Prusse qui vous fait la cour. Tenez, il y aura demain grande redoute à l’Opéra : soyez-y. Quelque déguisement que vous preniez, je vous reconnaîtrai et me ferai reconnaître de vous. Dans cette cohue, nous trouverons l’isolement et la sécurité. Autrement, mes relations avec vous amasseraient de grands malheurs sur des têtes sacrées. À demain donc, madame la comtesse ! »

En parlant ainsi, le comte de Saint-Germain salua profondément Consuelo et disparut, la laissant pétrifiée de surprise au seuil de sa demeure.

« Il y a décidément, dans ce royaume de la raison, une conspiration permanente contre la raison, se disait la cantatrice en s’endormant. À peine ai-je échappé à un des périls qui menacent la mienne, qu’un autre se présente. La princesse Amélie m’avait donné l’explication des dernières énigmes, et je me croyais bien tranquille ; mais, au même instant, nous rencontrons, ou du moins nous entendons la balayeuse fantastique, qui se promène dans ce château du doute, dans cette forteresse de l’incrédulité, aussi tranquillement qu’elle l’eût fait il y a deux cents ans. Je me débarrasse de la frayeur que me causait Cagliostro, et voici un autre magicien qui paraît encore mieux instruit de mes affaires. Que ces devins tiennent registre de tout ce qui concerne la vie des rois et des personnages puissants ou illustres, je le conçois ; mais que moi, pauvre fille humble et discrète, je ne puisse dérober aucun fait de ma vie à leurs investigations, voilà qui me confond et m’inquiète malgré moi. Allons, suivons le conseil de la princesse. Comptons que l’avenir expliquera encore ce prodige, et, en attendant, abstenons-nous de juger. Ce qu’il y aurait de plus extraordinaire peut-être dans celui-ci, c’est que la visite du roi, prédite par M. de Saint-Germain, eût lieu effectivement demain. Ce sera la troisième fois seulement que le roi sera venu chez moi. Ce M. de Saint-Germain serait-il son confident ? On dit qu’il faut se méfier surtout de ceux qui parlent mal du maître. Je tâcherai de ne pas l’oublier. »

Le lendemain, à une heure précise, une voiture sans livrée et sans armoiries entra dans la cour de la maison qu’habitait la cantatrice, et le roi, qui l’avait fait prévenir, deux heures auparavant, d’être seule et de l’attendre, pénétra dans ses appartements le chapeau sur l’oreille gauche, le sourire sur les lèvres, et un petit panier à la main.

« Le capitaine Kreutz vous apporte des fruits de son jardin, dit-il. Des gens malintentionnés prétendent que cela vient des jardins de Sans-Souci, et que c’était destiné au dessert du roi. Mais le roi ne pense point à nous, Dieu merci, et le petit baron vient passer une heure ou deux avec sa petite amie. »

Cet agréable début, au lieu de mettre Consuelo à son aise, la troubla étrangement. Depuis qu’elle conspirait contre sa volonté en recevant les confidences de la princesse Amélie, elle ne pouvait plus braver avec une impassible franchise le royal inquisiteur. Il eût fallu désormais le ménager, le flatter peut-être, détourner ses soupçons par d’adroites agaceries. Consuelo sentait que ce rôle ne lui convenait pas, qu’elle le jouerait mal, surtout s’il était vrai que Frédéric eût du goût pour elle, comme on disait à la cour, où l’on eût cru rabaisser la majesté royale en se servant du mot d’amour à propos