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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

ment, me dit-il, vous adresser la prière de ne point vous éloigner de moi d’un pas, et de ne point quitter ma main, quelque chose qui arrive, quelque émotion que vous veniez à éprouver. » Je le lui promis, mais une simple affirmation ne le satisfit pas. Il me fit solennellement jurer que je ne ferais pas un geste, pas une exclamation, enfin que je resterais muette et impassible pendant l’apparition. Ensuite il mit son gant, et, après m’avoir couvert la tête d’un capuchon de velours noir, qui me tombait jusque sur les épaules, il me fit marcher pendant environ cinq minutes sans que j’entendisse ouvrir ou fermer aucune porte. Le capuchon m’empêchait de sentir aucun changement dans l’atmosphère ; ainsi je ne pus savoir si j’étais sortie du cabinet, tant il me fit faire de tours et de détours pour m’ôter l’appréciation de la direction que je suivais. Enfin, il s’arrêta, et d’une main m’enleva le capuchon si légèrement que je ne le sentis pas. Ma respiration, devenue plus libre, m’apprit seule que j’avais la liberté de regarder ; mais je me trouvais dans de si épaisses ténèbres que je n’en étais pas plus avancée. Peu à peu, cependant, je vis une étoile lumineuse d’abord vacillante et faible, et bientôt claire et brillante, se dessiner devant moi. Elle semblait d’abord très-loin, et lorsqu’elle fut entièrement éclairée, elle me parut tout près. C’était l’effet, je pense, d’une lumière plus ou moins intense derrière un transparent. Cagliostro me fit approcher de l’étoile, qui était percée dans le mur, et je vis, de l’autre côté de cette muraille, une chambre décorée singulièrement et remplie de bougies placées dans un ordre systématique. Cette pièce avait dans ses ornements et dans sa disposition tout le caractère d’un lieu destiné aux opérations magiques. Mais je n’eus pas le loisir de l’examiner beaucoup ; mon attention était absorbée par un personnage assis devant une table. Il était seul et cachait sa figure dans ses mains, comme s’il eût été plongé dans une profonde méditation. Je ne pouvais donc voir ses traits, et sa taille était déguisée par un costume que je n’ai encore vu à personne. Autant que je pus le remarquer, c’était une robe, ou un manteau de satin blanc doublé de pourpre, et agrafé sur la poitrine par des bijoux hiéroglyphiques en or où je distinguai une rose, une croix, un triangle, une tête de mort, et plusieurs riches cordons de diverses couleurs. Tout ce que je pouvais comprendre, c’est que ce n’était point là le Porpora. Mais au bout d’une ou deux minutes, ce personnage mystérieux, que je commençais à prendre pour une statue, dérangea lentement ses mains, et je vis distinctement le visage du comte Albert ; non pas tel que je l’avais vu la dernière fois, couvert des ombres de la mort, mais animé dans sa pâleur, et plein d’âme dans sa sérénité, tel enfin que je l’avais vu dans ses plus belles heures de calme et de confiance. Je faillis laisser échapper un cri, et briser, d’un mouvement involontaire, la glace qui me séparait de lui. Mais une violente pression de la main de Cagliostro me rappela mon serment, et m’imprima je ne sais quelle vague terreur. D’ailleurs, au même instant, une porte s’ouvrit au fond de l’appartement où je voyais Albert, et plusieurs personnages inconnus, vêtus à peu près comme lui, entrèrent l’épée à la main. Après avoir fait divers gestes singuliers, comme s’ils eussent joué une pantomime, ils lui adressèrent, chacun à son tour, et d’un ton solennel, des paroles incompréhensibles. Il se leva, marcha vers eux, et leur répondit des paroles également obscures, et qui n’offraient aucun sens à mon esprit, quoique je sache aussi bien l’allemand à présent que ma langue maternelle. Ce dialogue ressemblait à ceux qu’on entend dans les rêves ; et la bizarrerie de cette scène, le merveilleux de cette apparition tenaient effectivement du songe, à tel point que j’essayai de remuer pour m’assurer que je ne dormais point. Mais Cagliostro me forçait de rester immobile, et je reconnaissais la voix d’Albert si parfaitement, qu’il m’était impossible de douter de la réalité de ce que je voyais. Enfin, emportée par le désir de lui parler, j’allais oublier mon serment, lorsque le capuchon noir retomba sur ma tête. Je l’arrachai violemment, mais l’étoile de cristal s’était effacée, et tout était replongé dans les ténèbres. « Si vous faites le moindre mouvement, murmura sourdement Cagliostro d’une voix tremblante, ni vous ni moi ne reverrons jamais la lumière. » J’eus la force de le suivre et de marcher encore longtemps avec lui en zigzag dans un vide inconnu. Enfin, lorsqu’il m’ôta définitivement le capuchon, je me retrouvai dans son laboratoire éclairé faiblement, comme il l’était au commencement de cette aventure. Cagliostro était fort pâle, et tremblait encore ; car j’avais senti, en marchant avec lui, que son bras était agité d’un tressaillement convulsif, et qu’il me faisait aller très-vite, comme s’il eût été en proie à une grande frayeur. Les premières paroles qu’il me dit furent des reproches amers sur mon manque de loyauté, et sur les dangers épouvantables auxquels je l’avais exposé en cherchant à violer mes promesses. « J’aurais dû me rappeler, ajouta-t-il d’un ton dur et courroucé, que la parole d’honneur des femmes ne les engage pas, et que l’on doit bien se garder de céder à leur vaine et téméraire curiosité. »

« Jusque-là, je n’avais pas songé à partager la terreur de mon guide. J’avais été si frappée de l’idée de retrouver Albert vivant, que je ne m’étais pas demandé si cela était humainement possible. J’avais même oublié que la mort m’eût à jamais enlevé cet ami si précieux et si cher. L’émotion du magicien me rappela enfin que tout cela tenait du prodige, et que je venais de voir un spectre. Cependant, ma raison repoussait l’impossible, et l’âcreté des reproches de Cagliostro fit passer en moi une irritation maladive, qui me sauva de la faiblesse : « Vous feignez de prendre au sérieux vos propres mensonges, lui dis-je avec vivacité ; mais vous jouez là un jeu bien cruel. Oh ! oui, vous jouez avec les choses les plus sacrées, avec la mort même. — Âme sans foi et sans force ! me répondit-il avec emportement, mais avec une expression imposante ; vous croyez à la mort comme le vulgaire, et cependant vous avez eu un grand maître, un maître qui vous a dit cent fois : « On ne meurt pas, rien ne meurt, il n’y a pas de mort. » Vous m’accusez de mensonge, et vous semblez ignorer que le seul mensonge qu’il y ait ici, c’est le nom même de la mort dans votre bouche impie. » Je vous avoue que cette réponse étrange bouleversa toutes mes pensées, et vainquit un instant toutes les résistances de mon esprit troublé. Comment cet homme pouvait-il connaître si bien mes relations avec Albert, et jusqu’au secret de sa doctrine ? Partageait-il sa foi, ou s’en faisait-il une arme pour prendre de l’ascendant sur mon imagination ?

« Je restai confuse et atterrée. Mais bientôt je me dis que cette manière grossière d’interpréter la croyance d’Albert ne pouvait pas être la mienne, et qu’il ne dépendait que de Dieu, et non de l’imposteur Cagliostro, d’évoquer la mort ou de réveiller la vie. Convaincue, enfin, que j’étais la dupe d’une illusion inexplicable, mais dont je trouverais peut-être le mot quelque jour, je me levai en louant froidement le sorcier de son savoir-faire, et en lui demandant, avec un peu d’ironie, l’explication des discours bizarres que tenaient ces ombres entre elles. Là-dessus, il me répondit qu’il était impossible de me satisfaire, et que je devais me contenter d’avoir vu cette personne calme et utilement occupée. « Vous me demanderiez vainement, ajouta-t-il, quelles sont ses pensées et son action dans la vie. J’ignore d’elle jusqu’à son nom. Lorsque vous avez songé à elle en me demandant à la voir, il s’est formé entre elle et vous une communication mystérieuse que mon pouvoir a su rendre efficace jusqu’au point de l’amener devant vous. Ma science ne va pas au-delà. — Votre science, lui dis-je, ne va pas même jusque-là ; car j’avais pensé à maître Porpora, et ce n’est pas maître Porpora que votre pouvoir a évoqué. — Je n’en sais rien, répondit-il avec un sérieux effrayant ; je ne veux pas le savoir. Je n’ai rien vu, ni dans votre pensée, ni dans le tableau magique. Ma raison ne supporterait pas de pareils spectacles, et j’ai besoin de conserver toute ma lucidité pour exercer ma puissance. Mais les lois de la science sont infaillibles, et il faut bien que, sans en avoir conscience peut-être, vous ayez pensé à un autre qu’au Porpora, puisque ce n’est pas lui que vous avez vu. »