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SPIRIDION.

les vaincus : Dieu sait ce qu’il fait, et les vainqueurs l’ignorent. »

Comme nous rentrions dans l’église, nous fûmes abordés brusquement par le Prieur suivi de quelques moines. La figure de Donatien était décomposée par la peur.

« Savez-vous ce qui se passe ? nous dit-il ; entendez-vous le canon ? on se bat !

— On s’est battu, répondit tranquillement Alexis.

— D’où le savez vous ? s’écria-t-on de toutes parts ; avez-vous quelque nouvelle ? Pouvez-vous nous apprendre quelque chose ?

— Ce ne sont de ma part que des conjectures, répondit-il tranquillement ; mais je vous conseille de prendre la fuite, ou d’apprêter un grand repas pour les hôtes qui vous arrivent… »

Et aussitôt, sans se laisser interroger davantage, il leur tourna le dos et entra dans l’église. À peine y étions-nous que des cris confus se firent entendre au dehors. C’était comme des chants de triomphe et d’enthousiasme, mêlés d’imprécations et de menaces. Aucun cri, aucune menace ne répondirent à ces voix étrangères. Tout ce que le pays avait d’habitants avait fui devant le vainqueur, comme une volée d’oiseaux timides à l’approche du vautour. C’était un détachement de soldats français envoyés à la maraude. Ils avaient, en errant dans les montagnes, découvert les dômes du couvent, et, fondant sur cette proie, ils avaient traversé les ravins et les torrents avec cette rapidité effrayante qu’on voit seulement dans les rêves. Ils s’abattaient sur nous comme une nuée d’orage. En un instant, les portes furent brisées et les cloîtres inondés de soldats ivres qui faisaient retentir les voûtes d’un chant rauque et terrible dont ces mots vinrent, entre autres, frapper distinctement mon oreille :

Liberté, liberté chérie,
Combats avec tes défenseurs !…

J’ignore ce qui se passa dans le couvent. J’entendis, le long des murs extérieurs de l’église, des pas précipités qui semblaient, dans leur fuite pleine d’épouvante, vouloir percer les marbres du pavé. Sans doute, il y eut un grand pillage, des violences, une orgie… Alexis, à genoux sur la pierre du Hic est, semblait sourd à tous ces bruits. Absorbé dans ses pensées, il avait l’air d’une statue sur un tombeau.

Tout à coup la porte de la sacristie s’ouvrit avec fracas ; un soldat s’avança avec méfiance ; puis, se croyant seul, il courut à l’autel, força la serrure du tabernacle avec la pointe de sa baïonnette, et commença à cacher précipitamment dans son sac les ostensoirs et les calices d’or et d’argent. Alors Alexis, voyant que j’étais ému, se tourna vers moi et me dit :

« Soumets-toi, l’heure est arrivée ; la Providence, qui me permet de mourir, te commande de vivre. »

En ce moment, d’autres soldats entrèrent et cherchèrent querelle à celui qui les avait devancés. Ils s’injurièrent et se seraient battus si le temps ne leur eût semblé précieux pour dérober d’autres objets, avant l’arrivée d’autres compagnons de pillage. Ils se hâtèrent donc de remplir leurs sacs, leurs shakos et leurs poches de tout ce qu’ils pouvaient emporter. Pour y mieux parvenir, ils se mirent à casser, avec la crosse de leurs fusils, les reliquaires, les croix et les flambeaux. Au milieu de cette destruction qu’Alexis contemplait d’un visage impassible, le christ du maître-autel, détaché de la croix, tomba avec un grand bruit.

« Tiens ! s’écria l’un des soldats, voilà le sans-culotte Jésus qui nous salue ! »

Les autres éclatèrent de rire, et, courant après les morceaux de cette statue, ils virent qu’elle était seulement de bois doré. Alors ils l’écrasèrent sous leurs pieds avec une gaieté méprisante et brutale ; et l’un d’eux, prenant la tête du crucifié, la lança contre les colonnes qui nous protégeaient ; elle vint rouler à nos pieds. Alexis se leva, et plein de foi, il dit :

« Ô Christ ! on peut briser tes autels, et traîner ton image dans la poussière. Ce n’est pas à toi, Fils de Dieu, que s’adressent ces outrages. Du sein de ton Père, tu les vois sans colère et sans douleur. Tu sais que c’est l’étendard de Rome, l’insigne de l’imposture et de la cupidité, que l’on renverse et que l’on déchire au nom de cette liberté que tu eusses proclamée aujourd’hui le premier, si la volonté céleste t’eût rappelé sur la terre.

— À mort ! à mort ce fanatique qui nous injurie dans sa langue ! s’écria un soldat en s’élançant vers nous le fusil en avant.

— Croisez la baïonnette sur le vieil inquisiteur ! » répondirent les autres en le suivant.

Et l’un d’eux, portant un coup de baïonnette dans la poitrine d’Alexis, s’écria :

« À bas l’inquisition ! »

Alexis se pencha et se retint sur un bras, tandis qu’il étendait l’autre vers moi pour m’empêcher de le défendre. Hélas ! déjà ces insensés s’étaient emparés de moi et me liaient les mains.

« Mon fils, dit Alexis avec la sérénité d’un martyr, nous-mêmes nous ne sommes que des images qu’on brise, parce qu’elles ne représentent plus les idées qui faisaient leur force et leur sainteté. Ceci est l’œuvre de la Providence, et la mission de nos bourreaux est sacrée, bien qu’ils ne la comprennent pas encore ! Cependant, ils l’ont dit, tu l’as entendu : c’est au nom du sans-culotte Jésus qu’ils profanent le sanctuaire de l’église. Ceci est le commencement du règne de l’Évangile éternel prophétisé par nos pères. »

Puis il tomba la face contre terre, et un autre soldat, lui ayant porté un coup sur la tête, la pierre du Hic est fut inondée de son sang.

« Ô Spiridion ! dit-il d’une voix mourante, ta tombe est purifiée ! Ô Angel ! fais que cette trace de sang soit fécondée ! Ô Dieu ! je t’aime, fais que les hommes te connaissent !… »

Et il expira. Alors une figure rayonnante apparut auprès de lui, je tombai évanoui.



FIN DE SPIRIDION.