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SPIRIDION.

gence, reconnut aussitôt l’authenticité de cet écrit. Il était fort court et se résumait dans ce peu de lignes :

« Jésus (vision adorable) m’est apparu et m’a dit : Des quatre évangiles, le plus divin, le moins entaché des formes passagères de l’humanité au moment où j’ai accompli ma mission, est l’évangile de Jean, de celui sur le sein duquel je me suis appuyé durant la passion, de celui à qui je recommandai ma mère en mourant. Tu ne garderas que cet évangile. Les trois autres, écrits en vue de la terre pour le temps où ils ont été écrits, pleins de menaces et d’anathèmes, ou de réserves sacerdotales dans le sens de l’antique mosaïque, seront pour toi comme s’ils n’étaient pas. Réponds ; m’obéiras-tu ?

« Et moi, Spiridion, serviteur de Dieu, j’ai répondu : J’obéirai.

« Jésus alors m’a dit : Dans ton passé chrétien, tu seras donc de l’école de Jean, tu seras Joannite.

« Et quand Jésus m’eut dit ces paroles, je sentis en moi comme une séparation qui se faisait dans tout mon être. Je me sentis mourir. Je n’étais plus chrétien ; mais bientôt je me sentis renaître, et j’étais plus chrétien que jamais. Car le christianisme m’était révélé, et j’entendis une voix qui disait à mes oreilles ce verset du dix-septième chapitre de l’unique évangile : C’est ici la vie éternelle de te connaître, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus le Christ.

« Alors Jésus me dit :

« Tu recueilleras à travers les siècles la tradition de ton école.

« Et je pensai à tout ce que j’avais lu autrefois sur l’école de saint Jean, et ceux que j’avais si souvent appelés des hérétiques m’apparurent comme de vrais vivants.

« Jésus ajouta :

« Mais tu effaceras et tu ratureras avec soin les erreurs de l’esprit prophétique, pour ne garder que la prophétie.

« La vision avait disparu ; mais je la sentais, pour ainsi dire, qui se continuait secrètement en moi. Je courus à mes livres, et le premier ouvrage qui me tomba sous la main fut un manuscrit de l’évangile de saint Jean, de la main de Joachim de Flore.

« Le second fut l’Introduction à l’Évangile éternel, de Jean de Parme.

« Je relus l’évangile de saint Jean en adorant.

« Et je lus l’Introduction à l’Évangile éternel en souffrant et en gémissant. Quand j’eus fini de le lire, tout ce qui m’en resta fut cette phrase :

« La religion a trois époques, comme les règnes des trois personnes de la Trinité. »

« Tout le reste avait disparu et était raturé de mon esprit. Mais cette phrase brillait devant les yeux de mon intelligence, comme un phare éclatant et qui ne doit pas s’éteindre.

« Alors Jésus m’apparut de nouveau, et me dit :

« La religion a trois époques, comme les règnes des trois personnes de la Trinité.

« Je répondis : ainsi soit-il !

« Jésus reprit :

« Le christianisme a eu trois époques, et les trois époques sont accomplies.

« Et il disparut. Et je vis passer successivement devant moi (vision adorable) saint Pierre, saint Jean et saint Paul.

« Derrière saint Pierre était le grand pape Grégoire vii.

« Derrière saint Jean, Joachim de Flore, le saint Jean du treizième siècle.

« Derrière saint Paul était Luther.

« Je m’évanouis. »

Plus loin, après un intervalle, était écrit de la même main :

« Le christianisme devait avoir trois époques, et les trois époques sont accomplies. Comme la Trinité divine a trois faces, la conception que l’esprit humain a eue de la Trinité dans le christianisme devait avoir trois faces successives. La première, qui répond à saint Pierre, embrasse la période de la création et du développement hiérarchique et militant de l’Église jusqu’à Hildebrand, le saint Pierre du onzième siècle ; la seconde, qui répond à saint Jean, embrasse la période depuis Abeilard jusqu’à Luther ; la troisième, qui répond à saint Paul, commence à Luther et finit à Bossuet. C’est le règne du libre examen, de la connaissance, comme la période antérieure est celle de l’amour et du sentiment, comme celle qui avait précédé est la période de la sensation et de l’activité. Là finit le christianisme, et là commence l’ère d’une nouvelle religion. Ne cherchons donc plus la vérité absolue dans l’application littérale des Évangiles, mais dans le développement des révélations de toute l’humanité antérieure à nous. Le dogme de la Trinité est la religion éternelle ; la véritable compréhension de ce dogme est éternellement progressive. Nous repasserons éternellement peut-être par ces trois phases de manifestations de l’activité, de l’amour et de la science, qui sont les trois principes de notre essence même, puisque ce sont les trois principes divins que reçoit chaque homme venant dans le monde, à titre de fils de Dieu. Et plus nous arriverons à nous manifester simultanément sous ces trois faces de notre humanité, plus nous approcherons de la perfection divine. Hommes de l’avenir, c’est à vous qu’il est réservé de réaliser cette prophétie, si Dieu est en vous. Ce sera l’œuvre d’une nouvelle révélation, d’une nouvelle religion, d’une nouvelle société, d’une nouvelle humanité. Cette religion n’abjurera pas l’esprit du Christianisme, mais elle en dépouillera les formes. Elle sera au Christianisme ce que la fille est à la mère, lorsque l’une penche vers la tombe et que l’autre est en plein dans la vie. Cette religion, fille de l’Évangile, ne reniera point sa mère, mais elle continuera son œuvre ; et ce que sa mère n’aura pas compris, elle l’expliquera ; ce que sa mère n’aura pas osé, elle l’osera ; ce que sa mère n’aura fait qu’entreprendre, elle l’achèvera. Ceci est la véritable prophétie qui est apparue sous un voile de deuil au grand Bossuet, à son heure dernière. Trinité divine, reçois et reprends l’être de celui que tu as éclairé de ta lumière, embrasé de ton amour, et créé de ta substance même, ton serviteur Spiridion. »

Alexis replia le manuscrit, le plaça sur sa poitrine, croisa ses mains dessus, et resta plongé dans une méditation profonde. Une grande sérénité régnait sur son front. Je restai à ses côtés immobile, attentif, épiant tous ses mouvements, et cherchant dans l’expression de sa physionomie à comprendre les pensées qui remuaient son âme. Tout à coup je vis de grosses larmes rouler de ses yeux et inonder son visage flétri, comme une pluie bienfaisante sur la terre altérée. « Je suis bien heureux ! me dit-il en se jetant dans mon sein. Ô ma vie ! ma triste vie ! ce n’était pas trop de tes douleurs et de tes fatigues pour acheter cet ineffable instant de lumière, de certitude et de charité ! Charité divine, je te comprends enfin ! Logique suprême, tu ne pouvais faillir ! Ami Spiridion, tu le savais bien quand tu me disais : Aime et tu comprendras ! Ô ma science frivole ! ô mon érudition stérile ! vous ne m’avez pas éclairé sur le véritable sens des Écritures ! C’est depuis que j’ai compris l’amitié, et par elle la charité, et par la charité l’enthousiasme de la fraternité humaine, que je suis devenu capable de comprendre la parole de Dieu. Angel, laisse-moi ces manuscrits pendant le peu d’heures que j’ai encore à passer près de toi ; et, quand je ne serai plus, ne les ensevelis point avec moi. Le temps est venu où la vérité ne doit plus dormir dans les sépulcres, mais agir à la lumière du soleil et remuer le cœur des hommes de bonne volonté. Tu reliras ces Évangiles, mon enfant, et en les commentant, tu rapprendras l’histoire ; ton cerveau, que j’ai rempli de faits, de textes et de formules, est comme un livre qui porte en soi la vie, et qui n’en a pas conscience. C’est ainsi que, durant trente ans, j’avais fait de ma propre intelligence un parchemin. Celui qui a tout lu, tout examiné sans rien comprendre est le pire des ignorants ; et celui qui, sans savoir lire, a compris la sagesse divine, est le plus