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SPIRIDION.

substitution. Fulgence aura laissé déjouer sa vigilance pendant les funérailles de son maître, ou bien Donatien a surpris le secret de nos entretiens ; il a enlevé le livre et mis à la place la parole du Christ sans appel et sans commentaire.

— Attendez, mon père, m’écriai-je après avoir examiné attentivement le manuscrit ; ceci est un monument bien rare et bien précieux. Il est de la propre main du célèbre abbé Joachim de Flore, moine cistercien de la Calabre… Sa signature l’atteste.

— Oui, dit Alexis en reprenant le manuscrit et en le regardant avec soin, celui qu’on appelait l’homme vêtu de lin, celui qu’on regardait comme un inspiré, comme un prophète, le messie du nouvel Évangile au commencement du treizième siècle ! Je ne sais quelle émotion profonde remue mes entrailles à la vue de ces caractères. Ô chercheur de vérité, j’ai souvent aperçu la trace de tes pas sur mon propre chemin ! Mais, regarde, Angel, rien ici ne doit échapper à notre attention ; car ce n’est certes pas sans dessein que ce précieux exemplaire a servi de linceul au cœur d’Hébronius ; vois-tu ces caractères tracés en plus grosses lettres et avec plus d’élégance que le reste du texte ?

— Ils sont aussi marqués d’une couleur particulière, et ce ne sont pas les seuls peut-être. Voyons, mon père ! »

Nous feuilletâmes l’Évangile de saint Jean, et nous trouvâmes dans ce chef-d’œuvre calligraphique de l’abbé Joachim, trois passages écrits en caractères plus gros, plus ornés, et d’une autre encre que le reste, comme si le copiste eût voulu arrêter la méditation du commentateur sur ces passages décisifs. Le premier, écrit en lettres d’azur, était celui qui ouvre si magnifiquement l’Évangile de saint Jean.

« La parole était au commencement, la parole était avec Dieu, et cette parole était Dieu. Toutes choses ont été faites par elle ; et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle. C’est en elle qu’était la vie, et la vie était la lumière des hommes. Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue. C’était la véritable lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. »

Le second passage était écrit en lettres de pourpre. C’était celui-ci :

« L’heure vient que vous n’adorerez le père ni sur cette montagne ni à Jérusalem. L’heure vient que les vrais adorateurs adoreront le père en esprit et en vérité. »

Et le troisième, écrit en lettres d’or, était celui-ci :

« C’est ici la vie éternelle de te connaître, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus le Christ. »

Un quatrième passage était encore signalé à l’attention, mais uniquement par la grosseur des caractères ; c’était celui-ci du chapitre x :

« Jésus leur répondit : J’ai fait devant vous plusieurs bonnes œuvres de la part de mon Père ; pour laquelle me lapidez-vous ? — Les juifs lui répondirent : Ce n’est point pour une bonne œuvre que nous te lapidons, mais c’est à cause de ton blasphème, c’est à cause que, étant homme, tu te fais Dieu. Jésus leur répondit : n’est-il pas écrit dans votre loi : « J’ai dit : Vous êtes tous des dieux. » Si elle a appelé dieux ceux à qui la parole de dieu était adressée, et si l’écriture ne peut être rejetée, dites-vous que je blasphème, moi que le Père a sanctifié, et qu’il a envoyé dans le monde, parce que j’ai dit : Je suis le fils de Dieu ? »

« Angel ! s’écria Alexis, comment ce passage n’a-t-il pas frappé les chrétiens lorsqu’ils ont conçu l’idée idolâtrique de faire de Jésus-Christ un Dieu Tout-Puissant, un membre de la Trinité divine ? Ne s’est-il pas expliqué lui-même sur cette prétendue divinité ? n’en a-t-il pas repoussé l’idée comme un blasphème ? Oh ! oui, il nous l’a dit, cet homme divin ! nous sommes tous des dieux, nous sommes tous les enfants de Dieu, dans le sens où saint Jean l’entendait en exposant le dogme au début de son Évangile… « À tous ceux qui ont reçu la parole (le logos divin) il a donné le droit d’être faits enfants de Dieu. » Oui, la parole est Dieu ; la révélation, c’est Dieu, c’est la vérité divine manifestée, et l’homme est Dieu aussi, en ce sens qu’il est le fils de Dieu, et une manifestation de la Divinité : mais il est une manifestation finie, et Dieu seul est la Trinité infinie. Dieu était en Jésus, le Verbe parlait par Jésus, mais Jésus n’était pas le Verbe.

« Mais nous avons d’autres trésors à examiner et à commenter, Angel ; car voici trois manuscrits au lieu d’un. Modère l’ardeur de ta curiosité, comme je dompte la mienne. Procédons avec ordre, et passons au second avant de regarder le troisième. L’ordre dans lequel Spiridion a placé ces trois manuscrits sous une même enveloppe doit être sacré pour nous, et signifie incontestablement le progrès, le développement et le complément de sa pensée. »

Nous déroulâmes le second manuscrit. Il n’était ni moins précieux ni moins curieux que le premier. C’était ce livre perdu durant des siècles, inconnu aux générations qui nous séparent de son apparition dans le monde ; ce livre poursuivi par l’Université de Paris, toléré d’abord et puis condamné, et livré aux flammes par le saint-siège en 1260 : c’était la fameuse Introduction à l’Évangile éternel, écrite de la propre main de l’auteur, le célèbre Jean de Parme, général des Franciscains et disciple de Joachim de Flore. En voyant sous nos yeux ce monument de l’hérésie, nous fûmes saisis, Alexis et moi, d’un frisson involontaire. Cet exemplaire, probablement unique dans le monde, était dans nos mains ; et par lui qu’allions-nous apprendre ? avec quel étonnement nous en lûmes le sommaire, écrit à la première page :

« La religion a trois époques comme le règne des trois personnes de la Trinité. Le règne du Père a duré pendant la loi mosaïque. Le règne du Fils, c’est-à-dire la religion chrétienne, ne doit pas durer toujours. Les cérémonies et les sacrements dans lesquels cette religion s’enveloppe, ne doivent pas être éternels. Il doit venir un temps où ces mystères cesseront, et alors doit commencer la religion du Saint-Esprit, dans laquelle les hommes n’auront plus besoin de sacrements, et rendront à l’Être suprême un culte purement spirituel. Le règne du Saint-Esprit a été prédit par saint Jean, et c’est ce règne qui va succéder à la religion chrétienne, comme la religion chrétienne a succédé à la loi mosaïque. »

« Quoi ! s’écria Alexis, est-ce ainsi qu’il faut entendre le développement des paroles de Jésus à la Samaritaine : L’heure vient que vous n’adorerez plus le Père ni à Jérusalem ni sur cette montagne, mais que vous l’adorerez en Esprit et en Vérité ? Oui la doctrine de l’Évangile éternel ! cette doctrine de liberté, d’égalité et de fraternité qui sépare Grégoire vii de Luther, l’a entendu ainsi. Or, cette époque est bien grande : c’est elle qui, après avoir rempli le monde, féconde encore la pensée de tous les grands hérésiarques, de toutes les sectes persécutées jusqu’à nos jours. Condamné, détruit, cet œuvre vit et se développe dans tous les penseurs qui nous ont produits ; et des cendres de son bûcher, l’Évangile éternel projette une flamme qui embrase la suite des générations. Wiclef, Jean Huss, Jérôme de Prague, Luther ! vous êtes sortis de ce bûcher, vous avez été couvés sous cette cendre glorieuse ; et toi-même Bossuet, protestant mal déguisé, le dernier évêque, et toi aussi Spiridion, le dernier apôtre, et nous aussi les derniers moines ! Mais quelle était donc la pensée supérieure de Spiridion par rapport à cette révélation du treizième siècle ? Le disciple de Luther et de Bossuet s’était-il retourné vers le passé pour embrasser la doctrine d’Amaury, de Joachim de Flore et de Jean de Parme ?

— Ouvrez le troisième manuscrit, mon père. Sans doute, il sera la clef des deux autres. »

Le troisième manuscrit était en effet l’œuvre de l’abbé Spiridion, et Alexis, qui avait vu souvent des textes sacrés, copiés de sa main, et restés entre celles de Ful-