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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

de conscience. Tu doutes que nous soyons libres d’aimer ou de ne pas aimer ? Tu crois donc que l’amour peut faire son choix et consulter la raison ?



À la santé du roi !… (page 20.)

— Il devrait le pouvoir. Un noble cœur devrait soumettre son inclination, je ne dis pas à cette raison du monde qui n’est que folie et mensonge, mais à ce discernement noble, qui n’est que le goût du beau, l’amour de la vérité. Vous êtes la preuve de ce que j’avance, Madame, et votre exemple me condamne. Née pour occuper un trône, vous avez immolé la fausse grandeur à la passion vraie, à la possession d’un cœur digne du vôtre. Moi, née pour être reine aussi (sur les planches) je n’ai pas eu le courage et la générosité de sacrifier joyeusement le clinquant de cette gloire menteuse à la vie calme et à l’affection sublime qui s’offrait à moi. J’étais prête à le faire par dévouement, mais je ne le faisais pas sans douleur et sans effroi ; et Albert, qui voyait mon anxiété, ne voulait pas accepter ma foi comme un sacrifice. Il me demandait de l’enthousiasme, des joies partagées, un cœur libre de tout regret. Je ne devais pas le tromper ; d’ailleurs peut-on tromper sur de telles choses ? Je demandai donc du temps, et on m’en accorda. Je promis de faire mon possible pour arriver à cet amour semblable au sien. J’étais de bonne foi ; mais je sentais avec terreur que j’eusse voulu ne pas être forcée par ma conscience à prendre cet engagement formidable.

— Étrange fille ! Tu aimais encore l’autre je le parierais ?

— Ô mon Dieu ! je croyais bien ne plus l’aimer ; mais un matin que j’attendais Albert sur la montagne, pour me promener avec lui, j’entends une voix dans le ravin ; je reconnais un chant que j’ai étudié autrefois avec Anzoleto, je reconnais surtout cette voix pénétrante que j’ai tant aimée, et cet accent de Venise si doux à mon souvenir ; je me penche, je vois passer un cavalier, c’était lui, Madame, c’était Anzoleto !

— Eh ! pour Dieu ! qu’allait-il faire en Bohême ?

— J’ai su depuis qu’il avait rompu son engagement, qu’il fuyait Venise et le ressentiment du comte Zustiniani. Après s’être lassé bien vite de l’amour querelleur et despotique de la Corilla, avec laquelle il était remonté avec succès sur le théâtre de San Samuel, il avait obtenu les faveurs d’une certaine Clorinda, seconde cantatrice, mon ancienne camarade d’école, dont Zustiniani avait