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SPIRIDION.

la matière, aux liens du sang, mais à des lois mystérieuses, à des liens invisibles. Quelquefois je me suis demandé si je n’étais pas Hébronius lui-même, modifié dans une existence nouvelle par les différences d’un siècle postérieur au sien. Mais, comme cette pensée était trop orgueilleuse pour être complètement vraie, je me suis dit qu’il pouvait être moi sans avoir cessé d’être lui, de même que, dans l’ordre physique, un homme, en reproduisant la stature, les traits et les penchants de ses ancêtres, les fait revivre dans sa personne, tout en ayant une existence propre à lui-même qui modifie l’existence transmise par eux. Et ceci me conduisit à croire qu’il est pour nous deux immortalités, toutes deux matérielles et immatérielles : l’une, qui est de ce monde et qui transmet nos idées et nos sentiments à l’humanité par nos œuvres et nos travaux ; l’autre qui s’enregistre dans un monde meilleur par nos mérites et nos souffrances, et qui conserve une puissance providentielle sur les hommes et les choses de ce monde. C’est ainsi que je pouvais admettre sans présomption que Spiridion vivait en moi par le sentiment du devoir et l’amour de la vérité qui avaient rempli sa vie, et au-dessus de moi par une sorte de divinité qui était la récompense et le dédommagement de ses peines en cette vie.

« Abîmé dans ces pensées, j’oubliai insensiblement ce monde extérieur, dont le bruit, un instant monté jusqu’à moi, m’avait tant agité. Les instincts tumultueux qu’une heure d’entraînement avait éveillés en moi s’apaisèrent ; et je me dis que les uns étaient appelés à améliorer la forme sociale par d’éclatantes actions, tandis que les autres étaient réservés à chercher, dans le calme et la méditation, la solution de ces grands problèmes dont l’humanité était indirectement tourmentée ; car les hommes cherchaient, le glaive à la main, à se frayer une route sur laquelle la lumière d’un jour nouveau ne s’était pas encore levée. Ils combattaient dans les ténèbres, s’assurant d’abord une liberté nécessaire, en vertu d’un droit sacré. Mais leur droit connu et appliqué, il leur resterait à connaître leur devoir ; et c’est de quoi ils ne pouvaient s’occuper durant cette nuit orageuse, au sein de laquelle il leur arrivait souvent de frapper leurs frères au lieu de frapper leurs ennemis. Ce travail gigantesque de la révolution française, ce n’était pas, ce ne pouvait pas être seulement une question de pain et d’abri pour les pauvres ; c’était beaucoup plus haut, et malgré tout ce qui s’est accompli, malgré tout ce qui a avorté en France à cet égard, c’est toujours, dans mes prévisions, beaucoup plus haut, que visait et qu’a porté, en effet, cette révolution. Elle devait, non-seulement donner au peuple un bien-être légitime, elle devait, elle doit, quoi qu’il arrive, n’en doute pas, mon fils, achever de donner la liberté de conscience au genre humain tout entier. Mais quel usage fera-t-il de cette liberté ? Quelles notions aura-t-il acquises de son devoir, en combattant comme un vaillant soldat durant des siècles, en dormant sous la tente, et en veillant sans cesse, les armes à la main, contre les ennemis de son droit ? Hélas ! chaque guerrier qui tombe sur le champ de bataille tourne ses yeux vers le ciel, et se demande pourquoi il a combattu, pourquoi il est un martyr, si tout est fini pour lui à cette heure amère de l’agonie. Sans nul doute, il pressent une récompense ; car, si son unique devoir, à lui, a été de conquérir son droit et celui de sa postérité, il sent bien que tout devoir accompli mérite récompense ; et il voit bien que sa récompense n’a pas été de ce monde, puisqu’il n’a pas joui de son droit. Et quand ce droit sera conquis entièrement par les générations futures, quand tous les devoirs des hommes entre eux seront établis par l’intérêt mutuel, sera-ce donc assez pour le bonheur de l’homme ? Cette âme qui me tourmente, cette soif de l’infini qui me dévore, seront-elles satisfaites et apaisées, parce que mon corps sera à l’abri du besoin, et ma liberté préservée d’envahissement ? Quelque paisible, quelque douce que vous supposiez la vie de ce monde, suffira-t-elle aux désirs de l’homme, et la terre sera-t-elle assez vaste pour sa pensée ? Oh ! ce n’est pas à moi qu’il faudrait répondre oui. Je sais trop ce que c’est que la vie réduite à des satisfactions égoïstes ; j’ai trop senti ce que c’est que l’avenir privé du sens de l’éternité ! Moine, vivant à l’abri de tout danger et de tout besoin, j’ai connu l’ennui, ce fiel répandu sur tous les aliments. Philosophe, visant à l’empire de la froide raison sur tous les sentiments de l’âme, j’ai connu le désespoir, cet abîme entr’ouvert devant toutes les issues de la pensée. Oh ! qu’on ne me dise pas que l’homme sera heureux quand il n’aura plus ni souverains pour l’accabler de corvées, ni prêtres pour le menacer de l’enfer. Sans doute, il ne lui faut ni tyrans ni fanatiques, mais il lui faut une religion ; car il a une âme, et il lui faut connaître un Dieu.

« Voilà pourquoi, suivant avec attention le mouvement politique qui s’opérait en Europe, et voyant combien mes rêves d’un jour avaient été chimériques, combien il était impossible de semer et de recueillir dans un si court espace, combien les hommes d’action étaient emportés loin de leur but par la nécessité du moment, et combien il fallait s’égarer à droite et à gauche avant de faire un pas sur cette voie non frayée, je me réconciliai avec mon sort, et reconnus que je n’étais point un homme d’action. Quoique je sentisse en moi la passion du bien, la persévérance et l’énergie, ma vie avait été trop livrée à la réflexion ; j’avais embrassé la vie tout entière de l’humanité d’un regard trop vaste pour faire, la hache à la main, le métier de pionnier dans une forêt de têtes humaines. Je plaignais et je respectais ces travailleurs intrépides qui, résolus à ensemencer la terre, semblables aux premiers cultivateurs, renversaient les montagnes, brisaient les rochers, et, tout sanglants, parmi les ronces et les précipices, frappaient sans faiblesse et sans pitié sur le lion redoutable et sur la biche craintive. Il fallait disputer le sol à des races dévorantes. Il fallait fonder une colonie humaine au sein d’un monde livré aux instincts aveugles de la matière. Tout était permis, parce que tout était nécessaire. Pour tuer le vautour, le chasseur des Alpes est obligé de percer aussi l’agneau qu’il tient dans ses serres. Des malheurs privés déchirent l’âme du spectateur ; pourtant le salut général rend ces malheurs inévitables. Les excès et les abus de la victoire ne peuvent être imputés ni à la cause de la guerre, ni à la volonté des capitaines. Lorsqu’un peintre retrace à nos yeux de grands exploits, il est forcé de remplir les coins de son tableau de certains détails affreux qui nous émeuvent péniblement. Ici, les palais et les temples croulent au milieu des flammes ; là, les enfants et les femmes sont broyés sous les pieds des chevaux, ailleurs, un brave expire sur les rochers teints de son sang. Cependant le triomphateur apparaît au centre de la scène, au milieu d’une phalange de héros : le sang versé n’ôte rien à leur gloire ; on sent que la main du Dieu des armées s’est levée devant eux, et l’éclat qui brille sur leurs fronts annonce qu’ils ont accompli une mission sainte.

« Tels étaient mes sentiments pour ces hommes au milieu desquels je n’avais pas voulu prendre place. Je les admirais ; mais je comprenais que je ne pouvais les imiter ; car ils étaient d’une nature différente de la mienne. Ils pouvaient ce que je ne pouvais pas, parce que, moi, je pensais comme ils ne pouvaient penser. Ils avaient la conviction héroïque, mais romanesque, qu’ils touchaient au but, et qu’encore un peu de sang versé les ferait arriver au règne de la justice et de la vertu. Erreur que je ne pouvais partager, parce que, retiré sur la montagne, je voyais ce qu’ils ne pouvaient distinguer à travers les vapeurs de la plaine et la fumée du combat ; erreur sainte sans laquelle ils n’eussent pu imprimer au monde le grand mouvement qu’il devait subir pour sortir de ses liens ! Il faut, pour que la marche providentielle du genre humain s’accomplisse, deux espèces d’hommes dans chaque génération : les uns, toute espérance, toute confiance, toute illusion, qui travaillent pour produire un œuvre incomplet ; et les autres, toute prévoyance, toute patience, toute certitude, qui travaillent pour que cet œuvre incomplet soit accepté, estimé et continué sans découragement, lors même qu’il semble avorté. Les uns