Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 9, 1856.pdf/293

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
55
SPIRIDION.

ruine abandonnée que les orages emportaient pierre à pierre, et je me demandai si l’homme était forcé d’attendre ainsi sa destruction du temps et du hasard ; si, après avoir accompli sa tâche ou consommé son sacrifice, il n’avait pas droit de hâter le repos de la tombe ; et des pensées de suicide s’agitèrent dans mon cerveau. Alors je me levai, et me mis à marcher sur le bord du rocher, si rapidement et si près de l’abîme, que j’ignore comment je n’y tombai pas. Mais en cet instant j’entendis derrière moi comme le bruit d’un vêtement qui froissait la mousse et les broussailles. Je me retournai sans voir personne et repris ma course. Mais par trois fois des pas se firent entendre derrière les miens, et, à la troisième fois, une main froide comme la glace se posa sur ma tête brûlante. Je reconnus alors l’Esprit, et, saisi de crainte, je m’arrêtai en disant :

« — Manifeste ta volonté, et je suis à toi. Mais que ce soit la volonté paternelle d’un ami et non la fantaisie d’un spectre capricieux ; car je puis échapper à tout et à toi-même par la mort. »

« Je ne reçus point de réponse, et je cessai de sentir la main qui m’avait arrêté ; mais, en cherchant des yeux, je vis devant moi, à quelque distance, l’abbé Spiridion dans son ancien costume, tel qu’il m’était apparu au lit de mort de Fulgence. Il marchait rapidement sur la mer, en suivant la longue traînée de feu que le soleil y projette. Quand il eut atteint l’horizon, il se retourna, et me parut étincelant comme un astre ; d’une main il me montrait le ciel, de l’autre le chemin du monastère. Puis tout à coup il disparut, et je repris ma route, transporté de joie, rempli d’enthousiasme. Que m’importait d’être fou ? j’avais eu une vision sublime. »

— Père Alexis, dis-je en interrompant le narrateur, vous eûtes sans doute quelque peine à reprendre les habitudes de la vie monastique ?

— Sans doute, répondit-il, la vie cénobitique était plus conforme à mes goûts que celle du cloître ; pourtant j’y songeai peu. Une vaine recherche du bonheur ici-bas n’était pas le but de mes travaux ; un puéril besoin de bonheur et de bien-être n’était pas l’objet de mes désirs ; je n’avais eu qu’un désir dans ma vie, c’était d’arriver à l’espérance, sinon à la foi religieuse. Pourvu qu’en développant les puissances de mon âme j’eusse pu parvenir à en tirer le meilleur parti possible pour la vérité, la sagesse ou la vertu, je me serais regardé comme heureux, autant qu’il est donné à l’homme de l’être en ce monde ; mais hélas ! le doute à cet égard vint encore m’assaillir, après le dernier, l’immense sacrifice que j’avais consommé. J’étais, il est vrai, plus près de la vertu que je ne l’avais été en sortant de ma retraite. Fatigué de cultiver le champ stérile de la pure intelligence, ou, pour mieux dire, comprenant mieux l’étendue de ce vaste domaine de l’âme, qu’une fausse philosophie avait voulu restreindre aux froides spéculations de la métaphysique, je sentais la vanité de tout ce qui m’avait séduit, et la nécessité d’une sagesse qui me rendît meilleur. Avec l’exercice du dévouement, j’avais retrouvé le sentiment de la charité ; avec l’amitié, j’avais compris la tendresse du cœur ; avec la poésie et les arts, je retrouvais l’instinct de la vie éternelle ; avec la céleste apparition du bon génie Spiridion, je retrouvais la foi et l’enthousiasme ; mais il me restait quelque chose à faire, je le savais bien, c’était d’accomplir un devoir. Ce que j’avais fait pour soulager autour de moi quelques maux physiques n’était qu’une obligation passagère dont je ne pouvais me faire un mérite, et dont la Providence m’avait récompensé au centuple en me donnant deux amis sublimes : l’ermite sur la terre, Hébronius dans le ciel. Mais, rentré dans le couvent, j’avais sans doute une mission quelconque à remplir, et la grande difficulté consistait à savoir laquelle. Il me venait donc encore à l’esprit de me méfier de ce qu’en d’autres temps j’eusse appelé les visions d’un cerveau enclin au merveilleux, et de me demander à quoi un moine pouvait être bon au fond de son monastère dans le siècle où nous vivons, après que les travaux accomplis par les grands érudits monastiques des siècles passés ont porté leurs fruits, et lorsqu’il n’existe plus dans les couvents de trésors enfouis à exhumer pour l’éducation du genre humain ; lorsque, surtout, la vie monastique a cessé de prouver et de mériter pour une religion qui, elle-même, ne prouve et ne mérite plus pour les générations contemporaines. Que faire donc pour le présent quand on est lié par le passé ? Comment marcher et faire marcher les autres quand on est garrotté à un poteau ?

« Ceci est une grande question, ceci est la véritable grande question de ma vie. C’est à la résoudre que j’ai consumé mes dernières années, et il faut bien que je te l’avoue, mon pauvre Angel, je ne l’ai point résolue. Tout ce que j’ai pu faire, c’est de me résigner, après avoir reconnu douloureusement que je ne pouvais plus rien.

« Ô mon enfant ! je n’ai rien fait jusqu’ici pour détruire en toi la foi catholique. Je ne suis point partisan des éducations trop rapides. Lorsqu’il s’agit de ruiner des convictions acquises, et qu’on n’a pu formuler l’inconnu d’une idée nouvelle, il ne faut pas trop se hâter de lancer une jeune tête dans les abîmes du doute. Le doute est un mal nécessaire. On peut dire qu’il est un grand bien, et que, subi avec douleur, avec humilité, avec l’impatience et le désir d’arriver à la foi, il est un des plus grands mérites qu’une âme sincère puisse offrir à Dieu. Oui, certes, si l’homme qui s’endort dans l’indifférence de la vérité est vil, si celui qui s’enorgueillit dans une négation cynique est insensé ou pervers, l’homme qui pleure sur son ignorance est respectable, et celui qui travaille ardemment à en sortir est déjà grand, même lorsqu’il n’a encore rien recueilli de son travail. Mais il faut une âme forte ou une raison déjà mûre pour traverser cette mer tumultueuse du doute, sans y être englouti. Bien des jeunes esprits s’y sont risqués, et, privés de boussole, s’y sont perdus à jamais, ou se sont laissé dévorer par les monstres de l’abîme, par les passions que n’enchaînait plus aucun frein. À la veille de te quitter, je te laisse aux mains de la Providence. Elle prépare ta délivrance matérielle et morale. La lumière du siècle, cette grande clarté de désabusement qui se projette si brillante sur le passé, mais qui a si peu de rayons pour l’avenir, viendra te chercher au fond de ces routes ténébreuses. Vois-la sans pâlir, et pourtant garde-toi d’en être trop enivré. Les hommes ne rebâtissent pas du jour au lendemain ce qu’ils ont abattu dans une heure de lassitude ou d’indignation. Sois sûr que la demeure qu’ils t’offriront ne sera point faite à ta taille. Fais-toi donc toi-même ta demeure, afin d’être à l’abri au jour de l’orage. Je n’ai pas d’autre enseignement à te donner que celui de ma vie. J’aurais voulu te le donner un peu plus tard ; mais le temps presse, les évènements s’accomplissent rapidement. Je vais mourir, et, si j’ai acquis, au prix de trente années de souffrances, quelques notions pures, je veux te les léguer : fais-en l’usage que ta conscience t’enseignera. Je te l’ai dit, et ne sois point étonné du calme avec lequel je te le répète, ma vie a été un long combat entre la foi et le désespoir ; elle va s’achever dans la tristesse et la résignation, quant à ce qui concerne cette vie elle-même. Mais mon âme est pleine d’espérance en l’avenir éternel. Si parfois encore tu me vois en proie à de grands combats, loin d’en être scandalisé, sois-en édifié. Vois combien le désespoir est impossible à la raison et à la conscience humaine, puisque ayant épuisé tous les sophismes de l’orgueil, tous les arguments de l’incrédulité, toutes les langueurs du découragement, toutes les angoisses de la crainte, l’espoir triomphe en moi aux approches de la mort. L’espoir, mon fils, c’est la foi de ce siècle.

« Mais reprenons notre récit. J’étais rentré au couvent dans un état d’exaltation. À peine eus-je franchi la grille, qu’il me sembla sentir tomber sur mes épaules le poids énorme de ces voûtes glacées sous lesquelles je venais une seconde fois m’ensevelir. Quand la porte se referma derrière moi avec un bruit formidable, mille échos lugubres, réveillés comme en sursaut, m’accueillirent d’un concert funèbre. Alors je fus épouvanté, et, dans un mouvement d’effroi impossible à décrire, je retournai sur mes pas et j’allai toucher cette porte fatale. Si elle