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SPIRIDION.

fus pris de vertige, et, quittant l’escalier, ne songeant plus qu’il me fût possible de le remonter, je m’élançai dans le vide en blasphémant. Mais à peine eus-je prononcé la formule de malédiction, que le vide se remplit de formes et de couleurs confuses, et peu à peu je me vis de plain-pied avec une immense galerie où je m’avançai en tremblant. L’obscurité régnait encore autour de moi ; mais le fond de la voûte s’éclairait d’une lueur rouge et me montrait les formes étranges et affreuses de l’architecture. Tout ce monument semblait, par sa force et sa pesanteur gigantesque, avoir été taillé dans une montagne de fer ou dans une caverne de laves noires. Je ne distinguais pas les objets les plus voisins ; mais ceux vers lesquels je m’avançais prenaient un aspect de plus en plus sinistre, et ma terreur augmentait à chaque pas. Les piliers énormes qui soutenaient la voûte, et les rinceaux de la voûte même, représentaient des hommes d’une grandeur surnaturelle, tous livrés à des tortures inouïes : les uns, suspendus par les pieds et serrés par les replis de serpents monstrueux, mordaient le pavé, et leurs dents s’enfonçaient dans le marbre ; d’autres, engagés jusqu’à la ceinture dans le sol, étaient tirés d’en haut, ceux-ci par les bras la tête en haut, ceux-là par les pieds la tête en bas, vers les chapiteaux formés d’autres figures humaines penchées sur elles et acharnées à les torturer. D’autres piliers encore représentaient un enlacement de figures occupées à s’entre-dévorer, et chacune d’elles n’était plus qu’un tronçon rouge jusqu’aux genoux ou jusqu’aux épaules, mais dont la tête furieuse conservait assez de vie pour mordre et dévorer ce qui était auprès d’elle. Il y en avait qui, écorchés à demi, s’efforçaient, avec la partie supérieure de leur corps, de dégager la peau de l’autre moitié accrochée au chapiteau ou retenue au socle ; d’autres encore qui, en se battant, s’étaient arraché des lanières de chair par lesquelles ils se tenaient suspendus l’un à l’autre avec l’expression d’une haine et d’une souffrance indicibles. Le long de la frise, ou plutôt en guise de frise, il y avait de chaque côté une rangée d’êtres immondes, revêtus de la forme humaine, mais d’une laideur effroyable, occupés à dépecer des cadavres, à dévorer des membres humains, à tordre des viscères, à se repaître de lambeaux sanglants. De la voûte pendaient, en guise de clefs et de rosaces, des enfants mutilés qui semblaient pousser des cris lamentables, ou qui, fuyant avec terreur les mangeurs de chair humaine, s’élançaient la tête en bas, et semblaient près de se briser sur le pavé.

« Plus j’avançais, plus toutes ces statues, éclairées par la lumière du fond, prenaient l’aspect de la réalité ; elles étaient exécutées avec une vérité que jamais l’art des hommes n’eût pu atteindre. On eût dit d’une scène d’horreur qu’un cataclysme inconnu aurait surprise au milieu de sa réalité vivante, et aurait noircie et pétrifiée comme l’argile dans le four. L’expression du désespoir, de la rage ou de l’agonie était si frappante sur tous ces visages contractés ; le jeu ou la tension des muscles, l’exaspération de la lutte, le frémissement de la chair défaillante étaient reproduits avec tant d’exactitude qu’il était impossible d’en soutenir l’aspect sans dégoût et sans terreur. Le silence et l’immobilité de cette représentation ajoutaient peut-être encore à son horrible effet sur moi. Je devins si faible que je m’arrêtai et que je voulus retourner sur mes pas.

« Mais alors j’entendis au fond de ces ténèbres que j’avais traversées, des rumeurs confuses comme celles d’une foule qui marche. Bientôt les voix devinrent plus distinctes et les clameurs plus bruyantes, et les pas se pressèrent tumultueusement en se rapprochant avec une vitesse incroyable : c’était un bruit de course irrégulière, saccadée, mais dont chaque élan était plus voisin, plus impétueux, plus menaçant. Je m’imaginai que j’étais poursuivi par cette foule déréglée, et j’essayai de la devancer en me précipitant sous la voûte au milieu des sculptures lugubres. Mais il me sembla que ces figures commençaient à s’agiter, à s’humecter de sueur et de sang, et que leurs yeux d’émail roulaient dans leurs orbites. Tout à coup je reconnus qu’elles me regardaient toutes et qu’elles étaient toutes penchées vers moi, les unes avec l’expression d’un rire affreux, les autres avec celle d’une aversion furieuse. Toutes avaient le bras levé sur moi et semblaient prêtes à m’écraser sous les membres palpitants qu’elles s’arrachaient les unes aux autres. Il y en avait qui me menaçaient avec leur propre tête dans les mains, ou avec des cadavres d’enfants qu’elles avaient arrachés de la voûte.

« Tandis que ma vue était troublée par ces images abominables, mon oreille était remplie des bruits sinistres qui s’approchaient. Il y avait devant moi des objets affreux, derrière moi des bruits plus affreux encore : des rires, des hurlements, des menaces, des sanglots, des blasphèmes, et tout à coup des silences, durant lesquels il semblait que la foule, portée par le vent, franchît des distances énormes et gagnât sur moi du terrain au centuple.

« Enfin le bruit se rapprocha tellement que, ne pouvant plus espérer d’échapper, j’essayai de me cacher derrière les piliers de la galerie ; mais les figures de marbre s’animèrent tout à coup ; et, agitant leurs bras, qu’elles tendaient vers moi avec frénésie, elles voulurent me saisir pour me dévorer.

« Je fus donc rejeté par la peur au milieu de la galerie, où leurs bras ne pouvaient m’atteindre, et la foule vint, et l’espace fut rempli de voix, le pavé inondé de pas. Ce fut comme une tempête dans les bois, comme une rafale sur les flots ; ce fut l’éruption de la lave. Il me sembla que l’air s’embrasait et que mes épaules pliaient sous le poids de la houle. Je fus emporté comme une feuille d’automne dans le tourbillon des spectres.

« Ils étaient tous vêtus de robes noires, et leurs yeux ardents brillaient sous leurs sombres capuces comme ceux du tigre au fond de son antre. Il y en avait qui semblaient plongés dans un désespoir sans bornes, d’autres qui se livraient à une joie insensée ou féroce, d’autres dont le silence farouche me glaçait et m’épouvantait plus encore. À mesure qu’ils avançaient, les figures de bronze et de marbre s’agitaient et se tordaient avec tant d’efforts qu’elles finissaient par se détacher de leur affreuse étreinte, par se dégager du pavé qui enchaînait leurs pieds, par arracher leurs bras et leurs épaules de la corniche ; et les mutilés de la voûte se détachaient aussi, et, se traînant comme des couleuvres le long des murs, ils réussissaient à gagner le sol. Et alors tous ces anthropophages gigantesques, tous ces écorchés, tous ces mutilés, se joignaient à la foule des spectres qui m’entraînaient, et, reprenant les apparences d’une vie complète, se mettaient à courir et à hurler comme les autres : de sorte qu’autour de nous l’espace s’agrandissait, et la foule se répandait dans les ténèbres comme un fleuve qui a rompu ses digues ; mais la lueur lointaine l’attirait et la guidait toujours. Tout à coup cette clarté blafarde devint plus vive, et je vis que nous étions arrivés au but. La foule se divisa, se répandit dans des galeries circulaires, et j’aperçus au-dessous de moi, à une distance incommensurable, l’intérieur d’un monument tel que la main de l’homme n’eût jamais pu le construire. C’était une église gothique dans le goût de celles que les catholiques érigeaient au onzième siècle, dans ce temps où leur puissance morale, arrivée à son apogée, commençait à dresser des échafauds et des bûchers. Les piliers élancés, les arcades aiguës, les animaux symboliques, les ornements bizarres, tous les caprices d’une architecture orgueilleuse et fantasque étaient là déployés dans un espace et sur des dimensions telles qu’un million d’hommes eût pu être abrité sous la même voûte. Mais cette voûte était de plomb, et les galeries supérieures où la foule se pressait étaient si rapprochées du faîte que nul ne pouvait s’y tenir debout, et que, la tête courbée et les épaules brisées, j’étais forcé de regarder ce qui se passait tout au fond de l’église, sous mes pieds, à une profondeur qui me donnait des vertiges.

« D’abord je ne discernai rien que les effets de l’architecture, dont les parties basses flottaient dans le vague, tandis que les parties moyennes s’éclairaient de lueurs