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SPIRIDION.

moi et tranquillement pour lui, si je me contentais de la petite victoire que j’avais obtenue en retardant son élection ; mais que, si je me mettais sur les rangs pour le priorat, il ferait connaître quelles étaient mes occupations, mes lectures, et sans doute mes pensées, depuis plus de cinq ans. Il me menaça de dévoiler la fraude et la désobéissance où j’avais vécu tout ce temps-là, dérobant les livres défendus et me nourrissant durant les saints offices, dans le temple même du Seigneur, des plus infâmes doctrines.

« Le calme avec lequel j’affrontai ces menaces le déconcerta beaucoup. Il voulait sans doute me faire parler sur mes croyances ; peut être avait-il placé des témoins derrière la porte pour m’entendre apostasier dans un moment d’emportement. J’étais sur mes gardes, et je vis, dans cette circonstance, combien l’homme le plus simple a de supériorité sur le plus habile, lorsque celui-ci est mû par de mauvaises passions. Je n’étais certes pas rompu à l’intrigue comme ce moine cauteleux et rusé ; mais le mépris que j’avais pour l’enjeu me donnait tout l’avantage de la partie. J’étais armé d’un sang-froid à toute épreuve, et mes reparties calmes démontaient de plus en plus mon adversaire. Il se retira fort troublé. Jusque-là il ne m’avait point connu, disait-il d’un ton amèrement enjoué. Il m’avait cru plongé dans les livres, et ne se serait jamais douté que j’apportasse tant de prudence et de calcul dans les affaires temporelles. Il ajouta sournoisement qu’il faisait des vœux pour que mon orthodoxie en matière de religion lui fût bien démontrée ; car, dans ce cas, je lui paraissais le plus propre de tous à bien gouverner l’abbaye.

« Le lendemain, mes trente partisans cabalèrent si bien qu’ils détachèrent plus de quinze poltrons, jetés par la frayeur dans le parti de mon rival. Donatien était l’homme le plus redouté et le plus haï de la communauté ; mais il avait pour lui tous les anciens, qu’il avait su accaparer, et aux vices desquels son athéisme secret offrait toutes les garanties désirables. Il n’y a pas de plus grand fléau pour une communauté religieuse qu’un chef sincèrement dévot. Avec lui, la règle, qui est ce que le moine hait et redoute le plus, est toujours en vigueur, et vient à chaque instant troubler les douces habitudes de paresse et d’intempérance ; son zèle ardent suscite chaque jour de nouvelles tracasseries, en voulant ramener les pratiques austères, la vie de labeur et de privations. Donatien savait, avec le petit nombre des fanatiques, se donner les apparences d’une foi vive ; avec le grand nombre des indifférents, il savait, sans compromettre la dignité d’étiquette de la règle, et sans déroger aux apparences de la ferveur, donner à chacun le prétexte le plus convenable à la licence. Par ce moyen son autorité était sans bornes pour le mal ; il exploitait les vices d’autrui au profit des siens propres. Cette manière de gouverner les hommes en profitant de leur corruption est infaillible ; et, si j’étais le favori d’un roi, je la lui conseillerais.

« Mais ce qui contre-balançait l’autorité naissante de Donatien, c’était ce qu’on savait de son humeur vindicative. Ceux qui l’avaient offensé un jour avaient à s’en repentir longtemps, et l’on craignait avec raison que le Prieur n’oubliât pas, en recevant la crosse, les vieilles querelles du simple frère. C’est pourquoi les faibles s’étaient jetés dans son parti par frayeur, le croyant tout-puissant et ne voulant pas qu’il les punît d’avoir cabalé contre lui.

« Dès que ceux-là virent une puissance se former contre la sienne et offrir quelque garantie, ils se rejetèrent facilement de ce côté, et le troisième jour j’avais une majorité incontestable. Je ne saurais t’exprimer, Angel, combien j’eus à souffrir secrètement de cette banale préférence, basée sur des intérêts d’égoïsme et revêtue des formes menteuses de l’estime et de l’affection. Les sales caresses de ces poltrons me répugnaient ; les protestations des autres intrigants, qui se flattaient de régner à ma place tandis que je serais absorbé dans mes spéculations scientifiques, ne me causaient pas moins de dégoût et de mépris.

« — Vous triompherez, me disaient-ils d’un air lâchement fier en sortant de ma cellule.

« — Dieu m’en préserve ! répondais-je lorsqu’ils étaient sortis. »

« Le jour de l’élection, Donatien vint me réveiller avant l’aube. Il n’avait pu fermer l’œil de la nuit.

« — Vous dormez comme un triomphateur, me dit-il, Êtes-vous donc si sûr de l’emporter sur moi ? »

« Il affectait le calme ; mais sa voix était tremblante, et le trouble de toute sa contenance révélait les angoisses de son âme.

« — Je dors avec une double sécurité, lui répondis-je en souriant, celle du triomphe et celle de la plus parfaite indifférence pour ce même triomphe.

« — Frère Alexis, reprit-il, vous jouez la comédie avec un art au-dessus de tout éloge.

« — Frère Donatien, lui dis-je, vous ne vous trompez pas. Je joue la comédie ; car je brigue des suffrages dont je ne veux pas profiter. Combien voulez-vous me les payer ?

« — Quelles seraient vos conditions ? dit-il en feignant de soutenir une plaisanterie ; mais ses lèvres étaient pâles d’émotion et son œil étincelant de curiosité.

« — Ma liberté, répondis-je, rien que cela. J’aime l’étude et je déteste le pouvoir : assurez-moi le calme et l’indépendance la plus absolue au fond de ma cellule. Donnez-moi les clefs de toutes les bibliothèques, le soin de tous les instruments de physique et d’astronomie, et la direction des fonds appliqués à leur entretien par le fondateur ; donnez-moi la cellule de l’observatoire, abandonnée depuis la mort du dernier moine astronome, enfin dispensez-moi des offices, et à ce prix vous pourrez me considérer comme mort. Je vivrai dans mon donjon, et vous sur votre chaire abbatiale, sans que nous ayons jamais rien de commun ensemble. À la première affaire temporelle dont je me mêlerai, je vous autorise à me remettre sous la règle ; mais aussi à la première tracasserie temporelle que vous me susciterez, je vous promets de vous montrer encore une fois que je ne suis pas sans influence. Tous les trois ans, lorsqu’on renouvellera votre élection, nous passerons marché comme aujourd’hui, si le marché d’aujourd’hui vous convient. Promettez-vous ? Voici la cloche qui nous appelle à l’église ; dépêchez-vous. »

« Il promit tout ce que je voulus ; mais il se retira sans confiance et sans espoir. Il ne pouvait croire qu’on renonçât à la victoire quand on la tenait dans ses mains.

« Il serait impossible de peindre l’angoisse qui contractait son visage lorsque je fus proclamé Prieur à la majorité de dix voix. Il avait l’air d’un homme foudroyé au moment d’atteindre aux astres. M’avoir tenu enfermé trois jours et trois nuits, s’être flatté de me trouver mort de faim et de froid, et tout à coup me voir sortir comme de la tombe pour lui arracher des mains la victoire et m’asseoir à sa place sur la chaire d’honneur !

« Chacun vint m’embrasser, et je subis cette cérémonie, sans détromper le vaincu jusqu’à ce qu’il vînt à son tour me donner le baiser de paix. Quand il eut accompli cette dernière humiliation, je le pris par la main ; et, me dépouillant des insignes dont on m’avait déjà revêtu, je lui mis au doigt l’anneau, et à la main la crosse abbatiale ; puis je le conduisis à la chaire, et, m’agenouillant devant lui, je le priai de me donner sa bénédiction paternelle.

« Il y eut une stupéfaction inconcevable dans le chapitre, et d’abord je trouvai beaucoup d’opposition à accepter cette substitution de personne ; mais les poltrons et les faibles emportèrent de nouveau la majorité là où je voulais la constituer. Le scrutin de ce jour ne produisit rien ; mais celui du lendemain rendit, par mes soins et par mon influence, le priorat au trop heureux Donatien. Il me fit l’honneur de douter de ma loyauté jusqu’au dernier moment, me soupçonnant toujours de feindre un excès d’humilité afin de m’assurer un pouvoir sans bornes pour toute ma vie. Il y avait peu d’exemples qu’un Prieur n’eût pas été réélu tous les trois ans jusqu’à sa mort ; mais le statut n’en restait pas moins en