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SPIRIDION.

que je reconnaissais la personne qui marchait ainsi, et que j’éprouvais une joie d’instinct à l’entendre venir vers moi ; mais il m’eût été impossible de dire quelle était cette personne et où je l’avais connue.

« Elle ouvrit la porte de la bibliothèque et m’appela par mon nom d’une voix harmonieuse et douce qui me fit tressaillir. Il me sembla que je sentais la vie faire un effort en moi pour se ranimer ; mais j’essayai en vain de me soulever, et je ne pus ni remuer ni parler.

« — Alexis ! répéta la voix d’un ton d’autorité bienveillante, ton corps et ton âme sont-ils donc aussi endurcis l’un que l’autre ? D’où vient que tu as manqué à ta parole ? Voici la nuit, voici l’heure que tu avais fixées… Il y a aujourd’hui trente ans que tu vins dans ce monde, nu et pleurant comme tous les fils d’Ève. C’est aujourd’hui que tu devais te régénérer, en cherchant sous la cendre de ma dépouille terrestre une étincelle qui aurait pu rallumer en toi le feu du ciel. Faut-il donc que les morts quittent leur sépulcre pour trouver les vivants plus froids et plus engourdis que des cadavres ? »

« J’essayai encore de lui répondre, mais sans réussir plus que la première fois. Alors il reprit avec un soupir :

« — Reviens donc à la vie des sens, puisque celle de l’esprit est expirée en toi… »

« Il s’approcha et me toucha, mais je ne vis rien ; et lorsque, après des efforts inouïs, j’eus réussi à m’éveiller de ma léthargie et à me dresser sur mes genoux, tout était rentré dans le silence, et rien n’annonçait autour de moi la visite d’un être humain.

« Cependant un vent plus froid qui soufflait sur moi semblait venir de la porte. Je me traînai jusque-là. Ô prodige ! elle était ouverte.

« J’eus un accès de joie insensée. Je pleurai comme un enfant, et j’embrassai la porte comme si j’eusse voulu baiser la trace des mains qui l’avaient ouverte. Je ne sais pourquoi la vie me semblait si douce à recouvrer, après avoir semblé si facile à perdre. Je me traînai le long de la salle du chapitre en suivant les murs ; j’étais si faible que je tombais à chaque pas. Ma tête s’égarait, et je ne pouvais plus me rendre raison de la position de la porte que je voulais gagner. J’étais comme un homme ivre ; et plus j’avais hâte de sortir de ce lieu fatal, moins il m’était possible d’en trouver l’issue. J’errais dans les ténèbres, me créant moi-même un labyrinthe inextricable dans un espace libre et régulier. Je crois que je passai là presque une heure, livré à d’inexprimables angoisses. Je n’étais plus armé de philosophie comme lorsque j’étais sous les verrous. Je voyais la liberté, la vie, qui revenaient à moi, et je n’avais pas la force de m’en emparer. Mon sang un instant ranimé se refroidissait de nouveau. Une sorte de rage délirante s’emparait de moi. Mille fantômes passaient devant mes yeux, mes genoux se roidissaient sur le plancher. Épuisé de fatigue et de désespoir, je tombai au pied d’une des froides parois de la salle, et de nouveau j’essayai de retrouver en moi la résolution de mourir en paix. Mais mes idées étaient confuses, et la sagesse, qui m’avait semblé naguère une armure impénétrable, n’était en cet instant qu’un secours impuissant contre l’horreur de la mort.

« Tout à coup je retrouvai le souvenir, déjà effacé, de la voix qui m’avait appelé durant mon sommeil, et, me livrant à cette protection mystérieuse avec la confiance d’un enfant, je murmurai les derniers mots que Fulgence avait prononcés en rendant l’âme : « Sancte Spiridion, ora pro me. »

« Alors il se fit une lueur pâle dans la salle, comme serait celle d’un éclair prolongé. Cette lueur augmenta, et, au bout d’une minute environ, s’éteignit tout à fait. J’avais eu le temps de voir que cette lumière partait du portrait du fondateur, dont les yeux s’étaient allumés comme deux lampes pour éclairer la salle et pour me montrer que j’étais adossé depuis un quart d’heure contre la porte tant cherchée. — Béni sois-tu, esprit bienheureux ! m’écriai-je. Et, ranimé soudain, je m’élançai hors de la salle avec impétuosité.

« Un convers, qui vaquait dans les salles basses à des préparatifs extraordinaires pour le lendemain, me vit accourir vers lui comme un spectre. Mes joues creuses, mes yeux enflammés par la fièvre, mon air égaré, lui causèrent une telle frayeur qu’il s’enfuit en laissant tomber une corbeille de riz qu’il portait, et un flambeau que je me hâtai de ramasser avant qu’il fût éteint. Quand j’eus apaisé ma faim, je regagnai ma cellule, et le lendemain, après un sommeil réparateur, je fus en état de me rendre à l’église.

« Un bruit singulier dans le couvent et le branle de toutes les grosses cloches m’avaient annoncé une cérémonie importante. J’avais jeté les yeux sur le calendrier de ma cellule, et je me demandais si j’avais perdu pendant mes jours d’inanition la notion de la marche du temps ; car je ne voyais aucune fête religieuse marquée pour le jour où je croyais être. Je me glissai dans le chœur, et je gagnai ma stalle sans être remarqué. Il y avait sur tous les fronts une préoccupation ou un recueillement extraordinaire. L’église était parée comme aux grands jours fériés. On commença les offices. Je fus surpris de ne point voir le Prieur à sa place ; je me penchai pour demander à mon voisin s’il était malade. Celui-ci me regarda d’un air stupéfait, et, comme s’il eût pensé avoir mal entendu ma question, il sourit d’un air embarrassé et ne me répondit point. Je cherchai des yeux le père Donatien, celui de tous les religieux que je savais m’être le plus hostile, et que j’accusais intérieurement du traitement odieux que je venais de subir. Je vis ses yeux ardents chercher à pénétrer sous mon capuchon ; mais je ne lui laissai point voir mon visage, et je m’assurai que le sien était bouleversé par la surprise et la crainte ; car il ne s’attendait point à trouver ma stalle occupée, et il se demandait si c’était moi ou mon spectre qu’il voyait là en face de lui.

« Je ne fus au courant de ce qui se passait qu’à la fin de l’office, lorsque l’officiant récita une prière en commémoration du Prieur, dont l’âme avait paru devant Dieu, le 10 janvier 1766, à minuit, c’est-à-dire une heure avant mon incarcération dans la bibliothèque. Je compris alors pourquoi Donatien, dont l’ambition guettait depuis longtemps la première place parmi nous, avait saisi l’occasion de cette mort subite pour m’éloigner des délibérations. Il savait que je ne l’estimais point, et que, malgré mon peu de goût pour le pouvoir et mon défaut absolu d’intrigue, je ne manquais pas de partisans. J’avais une réputation de science théologique qui m’attirait le respect naïf de quelques-uns ; j’avais un esprit de justice et des habitudes d’impartialité qui offraient à tous des garanties. Donatien me craignait : sous-prieur depuis deux ans, et tout-puissant sur ceux qui entouraient le Prieur, il avait enveloppé ses derniers instants d’une sorte de mystère, et, avant de répandre la nouvelle de sa mort, il avait voulu me voir, sans doute pour sonder mes dispositions, pour me séduire ou pour m’effrayer. Ne me trouvant point dans ma cellule, et connaissant fort bien mes habitudes, comme je l’ai su depuis, il s’était glissé sur mes traces jusqu’à la porte de la bibliothèque qu’il avait refermée sur moi comme par mégarde. Puis il avait condamné toutes les issues par lesquelles on pouvait approcher de moi, et il avait sur-le-champ fait entrer tout le monastère en retraite, afin de procéder dignement à l’élection du nouveau chef.

« Grâce à son influence, il avait pu violer tous les usages et toutes les règles de l’abbaye. Au lieu de faire embaumer et exposer le corps du défunt pendant trois jours dans la chapelle, il l’avait fait ensevelir précipitamment, sous prétexte qu’il était mort d’un mal contagieux. Il avait brusqué toutes les cérémonies, abrégé le temps ordinaire de la retraite ; et déjà l’on procédait à son élection, lorsque, par un fait surnaturel, je fus rendu à la liberté. Quand l’office fut fini, on chanta le Veni Creator ; puis on resta un quart d’heure prosterné chacun dans sa stalle, livré à l’inspiration divine. Lorsque l’horloge sonna midi, la communauté défila lentement et monta à la salle du chapitre pour procéder au vote général. Je me tins dans le plus grand calme et dans la plus complète indifférence tant que dura cette cérémonie.