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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

prends pour toi d’une estime qui va jusqu’à l’engouement. Il faut que tu m’accordes la tienne tout entière, belle Porporina. Il faut que tu m’ouvres ton cœur, et que tu me racontes ta vie, ta naissance, ton éducation, tes amours, tes malheurs, tes fautes même, si tu en as commis. Ce ne peuvent être que de nobles fautes, comme celle que je porte, non sur la conscience, comme on dit, mais dans le sanctuaire de mon cœur. Il est onze heures, nous avons toute la nuit devant nous ; notre petite orgie tire à sa fin, car nous ne faisons plus que bavarder, et je vois que la seconde bouteille de champagne aura tort. Veux-tu me raconter ton histoire, telle que je te la demande ? Il me semble que la connaissance de ton cœur, et le tableau d’une vie où tout me sera nouveau et inconnu va m’instruire des véritables devoirs de ce monde, plus que toutes mes réflexions ne l’ont jamais pu faire. Je me sens capable de t’écouter et de te suivre comme je n’ai jamais pu écouter rien de ce qui était étranger à ma passion. Veux-tu me satisfaire ?

— Je le ferais de grand cœur, Madame… répondit la Porporina.

— Quelle dame ? où prends-tu ici cette Madame ? interrompit gaiement la princesse.

— Je dis, ma chère Amélie, reprit la Porporina, que je le ferais avec plaisir, si, dans ma vie, il ne se trouvait un secret important, presque formidable, auquel tout se rattache, et qu’aucun besoin d’épanchement, aucun entraînement de cœur ne me permettent de révéler.

— Eh bien, ma chère enfant, je le sais, ton secret ! et si je ne t’en ai pas parlé dès le commencement de notre souper, c’est par un sentiment de discrétion au-dessus duquel je sens maintenant que mon amitié pour toi peut se placer sans scrupule.

— Vous savez mon secret ! s’écria la Porporina pétrifiée de surprise. Oh ! Madame, pardonnez ! cela me paraît impossible.

— Un gage ! Tu me traites toujours en Altesse.

— Pardonne-moi, Amélie…, mais tu ne peux pas savoir mon secret, à moins d’être réellement d’accord avec Cagliostro, comme on le prétend.

— J’ai entendu parler de ton aventure avec Cagliostro dans le temps, et je mourais d’envie d’en connaître les détails ; mais ce n’est pas la curiosité qui me pousse ce soir, c’est l’amitié, comme je te l’ai dit sincèrement. Ainsi, pour t’encourager, je te dirai que, depuis ce matin, je sais fort bien que la signora Consuelo Porporina pourrait légitimement prendre, si elle le voulait, le titre de comtesse de Rudolstadt.

— Au nom du ciel, madame… Amélie… qui a pu vous instruire…

— Ma chère Rudolstadt, tu ne sais donc pas que ma sœur, la margrave de Bareith, est ici ?

— Je le sais.

— Et avec elle son médecin Supperville ?

— J’entends. M. Supperville a manqué à sa parole, à son serment. Il parlé !

— Rassure-toi. Il n’a parlé qu’à moi, et sous le sceau du secret. Je ne vois pas d’ailleurs, pourquoi tu crains tant de voir ébruiter une affaire qui est si honorable pour ton caractère et qui ne peut plus nuire à personne. La famille de Rudolstadt est éteinte, à l’exception d’une vieille chanoinesse qui ne peut tarder à rejoindre ses frères dans le tombeau. Nous avons, il est vrai, en Saxe, des princes de Rudolstadt qui se trouvent tes proches parents, tes cousins issus de germain, et qui sont fort vains de leur nom ; mais si mon frère veut te soutenir, tu porteras ce nom sans qu’ils osent réclamer… à moins que tu ne persistes à préférer ton nom de Porporina, qui est tout aussi glorieux et beaucoup plus doux à l’oreille.

— Telle est mon intention, en effet, répondit la cantatrice, quelque chose qui arrive ; mais je voudrais bien savoir à quel propos M. Supperville vous a raconté tout cela… Quand je le saurai, et que ma conscience sera dégagée de son serment, je vous promets… de te raconter les détails de ce triste et étrange mariage.

— Voici le fait, dit la princesse. Une de mes femmes étant malade, j’ai fait prier Supperville, qui se trouvait, m’a-t-on dit, dans le château auprès de ma sœur, de passer chez moi pour la voir. Supperville est un homme d’esprit que j’ai connu lorsqu’il résidait ici, et qui n’a jamais aimé mon frère. Cela m’a mise à l’aise pour causer avec lui. Le hasard a amené la conversation sur la musique, sur l’opéra, et sur toi par conséquent ; je lui ai parlé de toi avec tant d’éloges, que, soit pour me faire plaisir, soit par conviction, il a renchéri sur moi, et t’a portée aux nues. Je prenais goût à l’entendre, et je remarquais une certaine affectation qu’il mettait à me faire pressentir en toi une existence romanesque digne d’intérêt, et une grandeur d’âme supérieure à toutes mes bonnes présomptions. Je l’ai pressé beaucoup, je te le confesse, et il s’est laissé prier beaucoup aussi, je dois le dire pour le justifier. Enfin, après m’avoir demandé ma parole de ne pas le trahir, il m’a raconté ton mariage au lit de mort du comte de Rudolstadt, et la renonciation généreuse que tu avais faite de tous tes droits et avantages. Tu vois, mon enfant, que tu peux, sans scrupule, me dire le reste, si rien ne t’engage à me le cacher.

— Cela étant, dit la Porporina après un moment de silence et d’émotion, quoique ce récit doive réveiller en moi des souvenirs bien pénibles, surtout depuis mon séjour à Berlin, je répondrai par ma confiance à l’intérêt de Votre Altesse… je veux dire de ma bonne Amélie. »

VII.

« Je suis née dans je ne sais quel coin de l’Espagne, je ne sais pas précisément en quelle année ; mais je dois avoir vingt-trois ou vingt-quatre ans. J’ignore le nom de mon père ; et quant à celui de ma mère, je crois bien qu’elle était, à l’égard de ses parents, dans la même incertitude que moi. On l’appelait à Venise, la Zingara, et moi la Zingarella. Ma mère m’avait donné pour patronne Maria del Consuelo, comme qui dirait, en français, Notre-Dame de Consolation. Mes premières années furent errantes et misérables. Nous courions le monde à pied, ma mère et moi, vivant de nos chansons. J’ai un vague souvenir que, dans la forêt de Bohême, nous reçûmes l’hospitalité dans un château, où un bel adolescent, fils du seigneur, et nommé Albert, me combla de soins et d’amitiés, et donna une guitare à ma mère. Ce château, c’était le château des géants, dont je devais refuser un jour d’être la châtelaine : ce jeune seigneur, c’était le comte Albert de Rudolstadt, dont je devais devenir l’épouse.

« À dix ans, je commençais à chanter dans les rues. Un jour que je disais ma petite chanson sur la place Saint-Marc, à Venise, devant un café, maître Porpora, qui se trouvait là, frappé de la justesse de ma voix et de la méthode naturelle que ma mère m’avait transmise, m’appela, me questionna, me suivit jusqu’à mon galetas, donna quelques secours à ma mère, et lui promit de me faire entrer à la scuola dei mendicanti, une de ces écoles gratuites de musique qui abondent en Italie, et d’où sortent tous les artistes éminents de l’un et l’autre sexe ; car ce sont les meilleurs maîtres qui en ont la direction. J’y fis de rapides progrès ; et maître Porpora prit pour moi une amitié qui m’exposa bientôt à la jalousie et aux mauvais tours de mes camarades. Leurs dépits injustes et le mépris qu’elles affichaient pour mes haillons me donnèrent de bonne heure l’habitude de la patience, de la réserve et de la résignation.

« Je ne me souviens pas du premier jour où je le vis ; mais il est certain qu’à l’âge de sept ou huit ans, j’aimais déjà un jeune homme ou plutôt un enfant, orphelin, abandonné, étudiant comme moi la musique par protection et par charité, vivant, comme moi, sur le pavé. Notre amitié, ou notre amour, car c’était la même chose, était un sentiment chaste et délicieux. Nous passions ensemble, dans un vagabondage innocent, les heures qui n’étaient