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SPIRIDION.

« Le jour des obsèques de Fulgence, cette dalle fut levée, et nous descendîmes l’escalier du caveau ; car une place avait été conservée pour l’ami de Spiridion à côté de celle même où il reposait. Telle avait été la dernière volonté du maître. Le cercueil de chêne que nous portions était fort lourd ; l’escalier roide et glissant ; les frères qui m’aidaient, des adolescents débiles, troublés peut-être par la lugubre solennité qu’ils accomplissaient. La torche tremblait dans la main du moine qui marchait en avant. Le pied manqua à un des porteurs ; il roula en laissant échapper un cri, auquel les cris de ses compagnons répondirent. La torche tomba des mains du guide, et, à demi éteinte, ne répandit plus sur les objets qu’une lumière incertaine, de plus en plus sinistre. L’horreur de cet instant fut extrême pour des jeunes gens timides, élevés dans les superstitions d’une foi grossière, et prévenus contre la mémoire de l’abbé par les imputations absurdes qui circulaient encore contre lui dans le cloître. Ils croyaient sans doute que le spectre de Spiridion allait se dresser devant eux, ou que l’esprit malin, réveillé par ces saintes ablutions, allait s’exhaler en flammes livides de la fosse ténébreuse.

« Quant à moi, plus robuste de corps ou plus ferme d’esprit, je ressentais une vive émotion, mais nulle terreur ne s’y mêlait, et c’était avec une sorte de vénération joyeuse que j’approchais des reliques d’un grand homme. Lorsque mon compagnon tomba, je retins à moi seul la dépouille respectable de mon maître ; mais les deux autres qui marchaient derrière nous s’étant laissé choir aussi, je fus entraîné par la secousse imprimée au fardeau, et j’allai tomber avec le cercueil de Fulgence sur le cercueil de Spiridion. Je me relevai aussitôt ; mais en appuyant ma main sur le sarcophage de plomb qui contenait les restes de l’abbé, je fus surpris de sentir, au lieu du froid métallique, une chaleur qui semblait tenir de la vie. Peut être était-ce le sang d’une légère blessure que je venais de me faire à la tête, et dont le sarcophage avait reçu quelques gouttes. Dans le premier moment, je ne m’aperçus point de cette blessure, et, transporté d’une sympathie étrange, inconcevable, j’embrassai ce sépulcre avec le même transport que si j’eusse senti tressaillir contre mon sein palpitant les ossements desséchés de mon père. Je me relevai à la hâte en voyant qu’un autre moine, survenant au milieu de cette scène de terreur, avait ramassé la torche.

« Je ne me rappelle pas sans une sorte de honte les pensées qui m’absorbèrent la nuit qui suivit les obsèques de Fulgence, tandis que je méditais agenouillé sur sa pierre tumulaire. Le souvenir de Spiridion m’était sans cesse présent : ébloui par le prestige de son audace intellectuelle et de cette puissance merveilleuse dont l’influence lui avait survécu si longtemps, je me sentis tout à coup possédé d’un ardent désir de marcher sur ses traces. La jeunesse est orgueilleuse et téméraire, et les enfants croient qu’ils n’ont qu’à ouvrir les mains pour saisir les sceptres qu’ont portés les morts. Je me voyais déjà abbé du couvent, comme Spiridion, maître de son livre, éblouissant le monde entier par ma science et ma sagesse. Je ne savais pas quelle était sa doctrine ; mais, quelle qu’elle fût, je l’acceptais d’avance, comme émanée de la plus forte tête de son siècle. Enthousiasmé par ses idées, je me relevai instinctivement pour aller m’emparer du livre, et déjà je cherchais les moyens de soulever la pierre ; mais, au moment d’y porter les mains je me sentis arrêté tout d’un coup par la pensée d’un sacrilége, et tous mes scrupules religieux, un instant écartés, revinrent m’assaillir en même temps. Je sortis de l’église à la fois charmé, tourmenté, épouvanté. L’orgueil humain et la soumission chrétienne étaient aux prises en moi, je ne savais encore lequel triompherait ; mais il me sembla que le sentiment qui avait, en une heure, pris autant de force que l’autre en dix ans, aurait bien de la peine à succomber. Cette lutte intérieure dura plusieurs jours. Enfin mon intelligence vint au secours de l’orgueil et décida la victoire. La foi s’enfuit devant la raison, comme l’obéissance fuyait devant l’ambition.

« Ce ne fut point tout d’un coup cependant, et de parti délibéré, que j’abjurai la foi catholique. Lorsque j’accordai à mon esprit le droit d’examiner sa croyance, j’étais encore tellement attaché à cette croyance affaiblie que je me flattais de la retremper au creuset de l’étude et de la méditation. Si elle devait s’écrouler au premier choc de l’intelligence, me disais-je, elle serait un bien pauvre et bien fragile édifice. La loi qui prescrit d’abaisser l’entendement devant les mystères a dû être promulguée pour les cerveaux faibles. Ces mystères divins ne peuvent être que de sublimes figures dont le sens trop vaste épouvanterait et briserait les cerveaux étroits. Mais Dieu aurait-il donné à l’intelligence sublime de l’homme, émanée de lui-même, les ténèbres pour domaine et la peur pour guide ? Non, ce serait outrager Dieu, et la lettre a dû être aux prophètes aussi claire que l’esprit. Pourquoi l’âme qui se sent détachée de la terre et ardente à voler vers les hautes régions de la pensée ne chercherait-elle pas à marcher sur les traces des prophètes ? Plus on pénétrera dans les mystères, plus on y trouvera de force et de lumière pour répondre aux arguments de l’athéisme. Celui-là est un enfant qui se craint lui-même quand sa volonté est droite et son but sublime.

« Qui sait, me disais-je encore, si le livre de Spiridion n’est pas un monument élevé à la gloire du catholicisme ? Fulgence a manqué de courage ; peut-être, s’il eût osé s’emparer de la science de son maître, eut-il vu cesser toutes ses alarmes. Peut-être, après bien des hésitations et bien des recherches, Hébronius, éclairé d’une lumière nouvelle et ranimé par une force imprévue, a-t-il proclamé dans son dernier écrit le triomphe de ces mêmes idées que depuis dix ans il passait à l’alambic. Je me rappelais alors la fable du laboureur qui confie à ses fils l’existence d’un trésor enfoui dans son champ, afin de les engager à travailler cette terre dont la fécondité doit faire leur richesse. La pensée de Spiridion a été celle-ci, me disais-je : Ne croyez pas sur la foi les uns des autres, et ne suivez pas comme des animaux privés de raison, le sentier battu par ceux qui marchent devant vous. Ouvrez vous-mêmes votre voie vers le ciel ; tout chemin conduit à la vérité celui qu’une intention pure anime et que l’orgueil n’aveugle pas. La foi n’a d’efficacité véritable qu’autant qu’elle est librement consentie, et de fermeté réelle qu’autant qu’elle satisfait tous les besoins et occupe les puissances de l’âme.

« Je résolus donc de me livrer à des études sérieuses et approfondies sur la nature de Dieu et sur celle de l’homme, et de ne recourir au livre d’Hébronius qu’à la dernière extrémité, c’est-à-dire au cas où, mes forces se trouvant au-dessous d’une tâche si rude, je sentirais en moi le doute se changer en désespoir, et mes facultés épuisées ne plus suffire à fournir le reste de ma carrière.

« Cette résolution conciliait tout, et ma curiosité qui s’éveillait aux mystères de la science, et ma conscience qui restait encore attachée à ceux de la foi. Avant d’en venir à cette conclusion, j’avais été fort agité, j’avais beaucoup souffert. Dans le mouvement de joie enthousiaste qu’elle me causa, je me laissai entraîner à une manifestation toute catholique de ma philosophie nouvelle. Je voulus faire un vœu : je pris avec moi-même l’engagement de ne point recourir au livre d’Hébronius avant l’âge de trente ans, fussé-je assailli jusque-là par les doutes les plus poignants, ou éclairé en apparence par les certitudes les plus vives. C’était à cet âge que l’abbé Spiridion avait été dans toute la ferveur de son catholicisme, et qu’après avoir abjuré déjà deux croyances, il s’était voué à la troisième par une indissoluble consécration. J’avais vingt-quatre ans, et je pensais que six années suffiraient à mes études. Dans ces dispositions, je m’agenouillai de nouveau sur la pierre qu’on appelait dans le couvent le Hic est ; là, dans le silence et le recueillement, je prononçai à voix basse un serment terrible, vouant mon âme à l’éternelle damnation et ma vie à l’abandon irrévocable de la Providence, si je portais les mains sur le livre d’Hébronius avant l’hiver de 1766. Je ne voulus point faire ce serment dans l’ombre de la nuit, me méfiant du trouble que la solennité funèbre de certaines heures répand dans l’esprit de