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SPIRIDION.

surait qu’à l’heure suprême où mon père rendit l’esprit, il prétendait voir de chaque côté de son lit un spectre tout semblable à lui, revêtu de l’habit qu’il portait les jours de fête pour aller à la synagogue dont il était rabbin. Il eût été si facile à la raison hautaine de repousser cette légende que je ne m’en suis jamais donné la peine. Elle plaisait à mon imagination, et j’eusse été affligé de la condamner au néant des erreurs jugées. Ces discours te causent quelque surprise, je le vois. Tu m’as vu repousser si durement les tentatives de nos visionnaires et railler d’une manière si impitoyable leurs hallucinations, que tu penses peut-être qu’en cet instant mon cerveau s’affaiblit. Je sens, au contraire, que les voiles se dégagent, et il me semble que jamais je n’ai pénétré avec plus de lucidité dans les perceptions inconnues d’un nouvel ordre d’idées. À l’heure d’abdiquer l’exercice de la raison superbe, l’homme sincère, sentant qu’il n’a plus besoin de se défendre des terreurs de la mort, jette son bouclier et contemple d’un œil calme le champ de bataille qu’il abandonne. Alors il peut voir que, de même que l’ignorance et l’imposture, la raison et la science ont leurs préjugés, leurs aveuglements, leurs négations téméraires, leurs étroites obstinations. Que dis-je ? il voit que la raison et la science humaines ne sont que des aperçus provisoires, des horizons nouvellement découverts, au delà desquels s’ouvrent des horizons infinis, inconnus encore, et qu’il juge insaisissables, parce que la courte durée de sa vie et la faible mesure de ses forces ne lui permettent pas de pousser plus loin son voyage. Il voit, à vrai dire, que la raison et la science ne sont que la supériorité d’un siècle relativement à un autre, et il se dit en tremblant que les erreurs qui le font sourire en son temps ont été le dernier mot de la sagesse humaine pour ses devanciers. Il peut se dire que ses descendants riront également de sa science, et que les travaux de toute sa vie, après avoir porté leurs fruits pendant une saison, seront nécessairement rejetés comme le vieux tronc d’un arbre qu’on recèpe. Qu’il s’humilie donc alors, et qu’il contemple avec un calme philosophique cette suite de générations qui l’ont précédé et cette suite de générations qui le suivront ; et qu’il sourie en voyant le point intermédiaire où il a végété, atome obscur, imperceptible anneau de la chaîne infinie ! Qu’il dise : J’ai été plus loin que mes ancêtres, j’ai grossi ou épuré le trésor qu’ils avaient conquis. Mais qu’il ne dise pas : Ce que je n’ai pas fait est impossible à faire, ce que je n’ai pas compris est un mystère incompréhensible, et jamais l’homme ne surmontera les obstacles qui m’ont arrêté. Car cela serait un blasphème, et ce serait pour de tels arrêts qu’il faudrait rallumer les bûchers où l’inquisition jette les écrits des novateurs.

« Ce jour-là, Spiridion mit sa tête dans ses mains, et ne s’expliqua pas davantage. Le lendemain, il reprit un entretien qui semblait lui plaire et le distraire de ses souffrances.

— Fulgence ! dit-il, que peut signifier ce mot, passé ? et quelle action veut marquer ce verbe, n’être plus ? Ne sont-ce pas là des idées créées par l’erreur de nos sens et l’impuissance de notre raison ? Ce qui a été peut-il cesser d’être, et ce qui est peut-il n’avoir pas été de tout temps ?

— Est-ce à dire, maître, lui répliqua le simple Fulgence, que vous ne mourrez point, ou que je vous verrai encore après que vous ne serez plus ?

— Je ne serai plus et je serai encore, répondit le maître. Si tu ne cesses pas de m’aimer, tu me verras, tu me sentiras, tu m’entendras partout. Ma forme sera devant tes yeux, parce qu’elle restera gravée dans ton esprit ; ma voix vibrera à ton oreille, parce qu’elle restera dans la mémoire de ton cœur : mon esprit se révélera encore à ton esprit, parce que ton âme me comprend et me possède. Et peut-être, ajouta-t-il avec une sorte d’enthousiasme et comme frappé d’une idée nouvelle, peut-être te dirai-je, après ma mort, ce que mon ignorance et la tienne nous ont empêchés de découvrir ensemble et de nous communiquer l’un à l’autre. Peut-être ta pensée fécondera-t-elle la mienne ; peut-être la semence laissée par moi dans ton âme fructifiera-t-elle, échauffée par ton souffle. Prie, prie ! et ne pleure pas. Rappelle-toi que le jeune prophète Élisée demanda pour toute grâce au Seigneur qu’il mit sur lui une double part de l’esprit du prophète Élie, son maître. Nous sommes tous prophètes aujourd’hui, mon enfant. Nous cherchons tous la parole de vie et l’esprit de vérité.

« Le dernier jour, l’abbé reçut les sacrements avec tout le calme et toute la dignité d’un homme qui accomplit un acte extérieur et qui l’accepte comme un symbole respectable. Il reçut tous les adieux de ses frères, leur donna sa dernière bénédiction, et, se tournant vers Fulgence, il lui dit tout bas au moment où celui-ci, le voyant si fort et si tranquille, espérait presque qu’une crise favorable s’opérait et que son ami allait lui être rendu :

« Fais-les sortir, Fulgence ; je veux être seul avec toi. Hâte-toi, je vais mourir. »

« Fulgence, consterné, obéit ; et quand il fut seul avec l’abbé, il lui demanda, en tremblant et en pleurant, d’où lui venait, dans un moment où il semblait si calme, la pensée que sa vie allait finir si vite.

« Je me sens extraordinairement bien, en effet, répondit Spiridion, et, si je m’en rapportais au bien-être que j’éprouve dans mon corps et dans mon âme, je croirais volontiers que je ne fus jamais plus fort et mieux portant. Mais il est certain que je vais mourir ; car j’ai vu tout à l’heure mon spectre qui me montrait le sablier, et qui me faisait signe de renvoyer tous ces témoins inutiles ou malveillants. Dis-moi où en est le sable.

— Ô mon maître ! plus d’à moitié écoulé dans le réceptacle.

— C’est bien, mon enfant… Donne-moi l’écrit… place-le sur ma poitrine, et mets tout de suite le linceul autour de mes reins. »

Fulgence obéit, le front baigné d’une sueur froide. L’abbé lui prit les mains, et lui dit encore :

« Je ne m’en vais pas… Tous les éléments de mon être retournent à Dieu, et une partie de moi passe en toi. »

Puis il ferma les yeux et se recueillit. Au bout d’une demi-heure, il les ouvrit, et dit :

« Cet instant est ineffable ; je ne fus jamais plus heureux… Fulgence, reste-t-il du sable ?

« Fulgence tourna ses yeux humides vers le sablier. Il ne restait plus que quelques grains dans le récipient. Emporté par un mouvement de douleur inexprimable, il serra convulsivement les deux mains de son maître, qui étaient enlacées aux siennes, et qu’il sentait se refroidir rapidement. L’abbé lui rendit son étreinte avec force, et sourit en lui disant : « Voici l’heure ! »

« En cet instant, Fulgence sentit une main pleine de chaleur se poser sur sa tête. Il se retourna brusquement, et vit debout derrière lui un homme en tout semblable à l’abbé, qui le regardait d’un air grave et paternel. Il reporta ses regards sur le mourant ; ses mains s’étaient étendues, ses yeux étaient fermés. Il avait cessé de vivre de la vie des hommes.

« Fulgence n’osa se retourner. Partagé entre la terreur et le désespoir, il colla son visage au bord du lit, et perdit connaissance pendant quelques instants. Mais bientôt, se rappelant le devoir qu’il avait à remplir, il reprit courage, et acheva d’ensevelir son maître bien-aimé dans le linceul. Il arrangea le manuscrit avec le plus grand soin, mit le crucifix dessus, suivant l’usage, et croisa les bras du cadavre sur la poitrine. À peine y furent-ils placés, qu’ils se roidirent comme l’acier, et il sembla à Fulgence que nul pouvoir humain n’eût pu arracher le livre à ce corps privé de vie.

« Il ne le quitta pas une seule minute, et le porta lui-même, avec trois autres novices, dans l’église. Là, il se prosterna auprès de son catafalque, et y resta sans prendre aucun aliment ni goûter aucun sommeil, jusqu’à ce qu’il eût de ses mains soudé le cercueil et qu’il eût vu de ses yeux sceller la pierre du caveau. Quand ce fut fait, il se prosterna sur cette dalle, et l’arrosa de