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SPIRIDION.

lampe s’était éteinte, et mes yeux, troublés par la peur, ne pouvaient percer les ténèbres. La douleur de mon maître ranima mon courage ; j’entrai dans sa cellule, je rallumai la lampe avec du phosphore, et je m’approchai de son lit. Il n’y avait personne autre que lui et moi dans la chambre ; aucun bruit, aucun désordre ne trahissait le départ précipité de son interlocuteur. Je surmontai mon effroi pour m’occuper de mon maître, dont le désespoir me déchirait. Assis sur son traversin, le corps plié en deux comme si une main formidable eut brisé ses reins, il cachait sa face dans ses genoux convulsifs, ses dents claquaient dans sa bouche, et des torrents de larmes ruisselaient sur sa barbe grise. Je me jetai à genoux près de lui, je mêlai mes pleurs aux siens, je lui prodiguai de filiales caresses. Il s’abandonna quelques instants à cette effusion sympathique, et s’écria plusieurs fois en se jetant dans mon sein :

« Mourir ! mourir désespéré ! mourir sans avoir vécu, et ne pas savoir si l’on meurt pour revivre ?

— Mon père, mon maître bien-aimé, lui dis-je, je ne sais quelles désolantes visions troublent votre sommeil et le mien. Je ne sais quel fantôme est entré ici cette nuit pour nous tenter et nous menacer ; mais que ce soit un ministre du Dieu vivant qui vient nous inspirer une terreur salutaire, ou que ce soit un esprit de ténèbres qui vient pour nous damner en nous faisant désespérer de la bonté de Dieu, faites cesser ces choses surnaturelles en rentrant dans le giron de la sainte Église. Exorcisez les démons qui vous assiégent, ou rendez-vous favorables les anges qui vous visitent en recevant les sacrements, et en me permettant de vous dire les prières de notre sainte liturgie…

— Laisse-moi, laisse-moi, mon cher Angel, dit-il en me repoussant avec douceur, ne fatigue pas mon cerveau par des discours puérils. Laisse-moi seul, ne trouble plus ton sommeil et le mien par de vaines frayeurs. Tout ceci est un rêve, et je me sens tout à fait bien maintenant ; les larmes m’ont soulagé, les larmes sont une pluie bienfaisante après l’orage. Que rien de ce que je puis dire dans mon sommeil ne t’étonne. Aux approches de la mort, l’âme, dans ses efforts pour briser les liens de la matière, tombe dans d’étranges détresses ; mais l’Esprit la relève et l’assiste, dit-on, au moment solennel. »

Dans la matinée, je reçus ordre de me rendre auprès du Prieur. Je descendis à sa chambre ; on me dit qu’il était occupé et que j’eusse à l’attendre dans la salle du chapitre, qui y était contiguë. J’entrai dans cette salle et j’en fis le tour ; c’était la seconde fois, je crois, que j’y pénétrais, et je n’avais jamais eu le loisir d’en contempler l’architecture, qui était grande et sévère. Au reste, je n’y pouvais faire en cet instant même qu’une médiocre attention ; j’étais accablé des émotions de la nuit, troublé et épouvanté dans ma conscience, affligé, par-dessus tout, des douleurs physiques et morales de mon cher maître. En outre, l’entretien auquel m’appelait le Prieur ne laissait pas de m’inquiéter ; car j’avais singulièrement négligé mes devoirs religieux depuis que j’étais le disciple d’Alexis, et je m’en faisais de sérieux reproches.

Cependant, tout en promenant mes regards mélancoliques autour de moi pour me distraire de ces tristesses et me fortifier contre ces appréhensions, je fus frappé de la belle ordonnance de cette antique salle, cintrée avec une force et une hardiesse inconnues de nos modernes architectes. Des pendentifs accolés à la muraille donnaient naissance aux rinceaux de pierre qui s’entrecroisaient en arceaux à la voûte, et au-dessous de chacun de ces pendentifs était suspendu le portrait d’un dignitaire ou d’un personnage illustre de l’ordre. C’étaient tous de beaux tableaux, richement encadrés, et cette longue galerie de graves personnages vêtus de noir avait quelque chose d’imposant et de funéraire. On était aux derniers beaux jours de l’automne. Le soleil, entrant par les hautes croisées, projetait de grands rayons d’or pâle sur les traits austères de ces morts respectables, et donnait un reste d’éclat aux dorures massives des cadres noircis par le temps. Un silence profond régnait dans les cours et dans les jardins ; les voûtes me renvoyaient l’écho de mes pas.

Tout d’un coup il me sembla entendre d’autres pas derrière les miens, et ces pas avaient quelque chose de si ferme et de si solennel que je crus que c’était le Prieur. Je me retournai pour le saluer ; mais je ne vis personne et je pensai m’être trompé. Je recommençai à marcher, et j’entendis ces pas une seconde fois, et une troisième, quoique je fusse absolument seul dans la salle. Alors les terreurs qui m’avaient déjà assailli recommencèrent, je songeai à m’enfuir ; mais forcé d’attendre le Prieur, j’essayai de surmonter ma faiblesse et d’attribuer ces rêveries à l’accablement de mon corps et de mon esprit. Pour y échapper, je m’assis sur un banc, vis-à-vis du tableau qui occupait le milieu parmi tous les autres. Il représentait notre patron, le grand saint Benoît. J’espérais que la contemplation de cette belle peinture chasserait les visions dont j’étais obsédé, lorsqu’il me sembla reconnaître, dans la tête pâle et douloureusement extatique du saint, les traits de l’inconnu que j’avais rencontré un matin au seuil de l’église. Je me levai, je me rassis, je m’approchai, je me reculai, et plus je regardai, plus je me convainquis que c’étaient les mêmes traits et la même expression ; seulement la chevelure du saint était rejetée en désordre derrière sa tête, son front était un peu dégarni, et ses traits annonçaient un âge plus mûr. Le costume ne consistait qu’en une robe noire qui laissait voir ses pieds nus. La découverte de cette ressemblance me causa un transport de joie. J’eus un instant l’orgueil de croire que notre saint patron m’était apparu, et que son esprit veillait sur moi. En même temps je songeai avec bonheur que le père Alexis était dans la bonne voie, et qu’il était un saint lui-même, puisque le bienheureux était en commerce avec lui, et venait l’assister tantôt de salutaires reproches, et tantôt, sans doute, de tendres encouragements.

Je m’avançai pour m’agenouiller devant cette image sacrée ; mais il me sembla encore qu’on me suivait pas à pas, et je me retournai encore sans voir personne. En ce moment mes yeux se portèrent sur le tableau qui faisait face à celui de saint Benoît ; et quelle fut ma surprise en retrouvant les mêmes traits avec une expression douce et grave, et la belle chevelure ondoyante que j’avais cru voir en réalité ! Ce personnage était bien plus identique que l’autre avec ma vision. Il était debout et dans l’attitude où il m’était apparu. Il portait exactement le même costume, le même manteau, la même ceinture, les mêmes bottines. Ses grands yeux bleus, un peu enfoncés sous l’arcade régulière de ses sourcils, s’abaissaient doucement avec une expression méditative et pénétrante. La peinture était si belle qu’elle me sembla être sortie du même pinceau que le saint Benoît, et le personnage était si beau lui-même que toutes mes méfiances à cet égard firent place à une joie extrême de le revoir, ne fût-ce qu’en effigie. Il était représenté un livre à la main, et beaucoup de livres étaient épars à ses pieds. Il paraissait fouler ceux-là avec indifférence et mépris, tandis qu’il élevait l’autre dans la main, et semblait dire ce qui était écrit en effet sur la couverture de ce livre : Hic est veritas !

Comme je le contemplais avec ravissement, me disant que ce ne pouvait être qu’un homme vénérable, puisque son image décorait cette salle, la porte du fond s’ouvrit, et le père trésorier, qui était un bonhomme assez volontiers bavard, vint causer avec moi en attendant l’arrivée du Prieur.

« Vous me paraissez charmé de la vue de ces tableaux, me dit-il. Notre saint Benoît est un superbe morceau, à ce qu’on assure. Quelques auteurs l’ont pris pour un Van Dyck ; mais Van Dyck était mort quand cette toile a été peinte. C’est l’ouvrage d’un de ses élèves, qui continuait admirablement sa manière. Il n’y a pas à se tromper sur les dates ; car lorsque Pierre Hébronius vint ici, vers l’an 1690, Van Dyck n’était plus ; et, comme vous avez dû le remarquer, c’est la tête de Pierre Hébronius, alors âgé d’un peu plus de trente ans, qui a servi de modèle au peintre de saint Benoît.