Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 9, 1856.pdf/25

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
19
LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

fatigue, à jeun depuis la veille, la Porporina se sentait la tête très-affaiblie ; et, comme il arrive quelquefois en pareil cas, une excitation maladive soutenait encore sa force physique. Elle marchait au hasard, plus vite qu’elle n’eût fait en état de santé ; et poursuivie par une idée toute personnelle, qui depuis la veille la tourmentait étrangement, elle oublia complètement en quel lieu elle se trouvait, s’égara, traversa des galeries, des cours, revint sur ses pas, descendit et remonta des escaliers, rencontra diverses personnes, ne songea plus à leur demander son chemin, et se trouva enfin, comme au sortir d’un rêve, à l’entrée d’une vaste salle remplie d’objets bizarres et confus, au seuil de laquelle un personnage grave et poli la salua avec beaucoup de courtoisie, et l’invita à entrer.

La Porporina reconnut le très-docte académicien Stoss, conservateur du cabinet de curiosités et de la bibliothèque du château. Il était venu plusieurs fois chez elle pour lui faire essayer de précieux manuscrits de musique protestante, des premiers temps de la réformation, trésors calligraphiques dont il avait enrichi la collection royale. En apprenant qu’elle cherchait une issue pour sortir du palais, il s’offrit aussitôt à la reconduire chez elle ; mais il la pria si instamment de jeter un coup d’œil sur le précieux cabinet confié à ses soins, et dont il était fier à juste titre, qu’elle ne put refuser d’en faire le tour, appuyée sur son bras. Facile à distraire comme toutes les organisations d’artiste, elle y prit bientôt plus d’intérêt qu’elle ne s’était crue disposée à le faire, et son attention fut absorbée entièrement par un objet que lui fit particulièrement remarquer le très-digne professeur.

« Ce tambour, qui n’a rien de particulier au premier coup d’œil, lui dit-il, et que je soupçonne même d’être un monument apocryphe, jouit pourtant d’une grande célébrité. Ce qu’il y a de certain, c’est que la partie résonnante de cet instrument guerrier est une peau humaine, ainsi que vous pouvez l’observer vous-même par l’indice du renflement des pectoraux. Ce trophée, enlevé à Prague par Sa Majesté dans la glorieuse guerre qu’elle vient de terminer, est, dit-on, la peau de Jean Ziska du Calice, le célèbre chef de la grande insurrection des Hussites au quinzième siècle. On prétend qu’il avait légué cette dépouille sacrée à ses compagnons d’armes, leur promettant que là où elle serait, là serait aussi la victoire. Les Bohémiens prétendent que le son de ce redoutable tambour mettait en fuite leurs ennemis, qu’il évoquait les ombres de leurs chefs morts en combattant pour la sainte cause, et mille autres merveilles… Mais outre que, dans le brillant siècle de raison où nous avons le bonheur de vivre, de semblables superstitions ne méritent que le mépris, M. Lenfant, prédicateur de Sa Majesté la reine-mère, et auteur d’une recommandable histoire des Hussites, affirme que Jean Ziska a été enterré avec sa peau, et que par conséquent… Il me semble, mademoiselle, que vous pâlissez… Seriez-vous souffrante, ou la vue de cet objet bizarre vous causerait-elle du dégoût ? Ce Ziska était un grand scélérat et un rebelle bien féroce…

— C’est possible, monsieur, répondit la Porporina ; mais j’ai habité la Bohême, et j’y ai entendu dire que c’était un bien grand homme ; son souvenir y est encore aussi vivant que celui de Louis xiv peut l’être en France, et on l’y considère comme le sauveur de sa patrie.

— Hélas ! c’est une patrie bien mal sauvée, répondit en souriant M. Stoss, et j’aurais beau faire résonner la poitrine sonore de son libérateur, je ne ferais pas même apparaître son ombre honteusement captive dans le palais du vainqueur de ses descendants. »

En partant ainsi, d’un ton pédant, le recommandable M. Stoss promena ses doigts sur le tambour, qui rendit un son mat et sinistre, comme celui que produisent ces instruments voilés de deuil, lorsqu’on les bat sourdement dans les marches funèbres. Mais le savant conservateur fut brusquement interrompu dans ce divertissement profane, par un cri perçant de la Porporina, qui se jeta dans ses bras, et se cacha le visage sur son épaule, comme un enfant épouvanté de quelque objet bizarre ou terrible.

Le grave M. Stoss regarda autour de lui pour chercher la cause de cette épouvante soudaine, et vit, arrêtée au seuil de la salle, une personne dont l’aspect ne lui causa qu’un sentiment de dédain. Il allait faire signe à cette personne de s’éloigner, mais elle avait passé outre, avant que la Porporina, cramponnée à lui, lui eût laissé la liberté de ses mouvements.

« En vérité, mademoiselle, lui dit-il en la conduisant à une chaise où elle se laissa tomber anéantie et tremblante, je ne comprends pas ce qui vous arrive. Je n’ai rien vu qui pût motiver l’émotion que vous ressentez.

— Vous n’avez rien vu, nous n’avez vu personne ? lui dit la Porporina d’une voix éteinte et d’un air égaré. Là, sur cette porte… vous n’avez pas vu un homme arrêté, qui me regardait avec des yeux effrayants ?

— J’ai vu parfaitement un homme qui erre souvent dans le château et qui voudrait peut-être se donner des airs effrayants comme vous dites fort bien ; mais je vous confesse qu’il m’intimide peu, et que je ne suis pas de ses dupes.

— Vous l’avez vu ? ah ! monsieur, il était donc là, en effet ? Je ne l’ai pas rêvé ? Mon Dieu, mon Dieu ! qu’est-ce que cela signifie ?

— Cela signifie qu’en vertu de la protection spéciale d’une aimable et auguste princesse qui s’amuse, je crois, de ses folies plus qu’elle n’y ajoute foi, il est entré dans le château et se rend aux appartements de son Altesse Royale.

— Mais qui est-il ? Comment le nommez-vous ?

— Vous l’ignorez ? d’où vient donc que vous avez peur ?

— Au nom du ciel, monsieur, dites-moi quel est cet homme ?

— Eh mais, c’est Trismégiste, le sorcier de la princesse Amélie ! un de ces charlatans qui font le métier de prédire l’avenir et de révéler les trésors cachés, de faire de l’or, et mille autres talents de société qui ont été fort de mode ici avant le glorieux règne de Frédéric le Grand. Vous n’êtes pas sans avoir entendu dire, signora, que l’abbesse de Quedlimburg conserve le goût…

— Oui, oui, monsieur, je sais qu’elle étudie la cabale, par curiosité sans doute…

— Oh ! certainement. Comment ! supposer qu’une princesse si éclairée, si instruite, s’occupe sérieusement de pareilles extravagances ?

— Enfin, monsieur, vous connaissez cet homme !

— Oh ! depuis longtemps ; il y a bien quatre ans qu’on le voit paraître ici au moins une fois tous les six ou huit mois. Comme il est fort paisible et ne se mêle point d’intrigues, Sa Majesté, qui ne veut priver sa sœur chérie d’aucun divertissement innocent, tolère sa présence dans la ville et même son entrée libre dans le palais. Il n’en abuse pas, et n’exerce sa prétendue science dans ce pays-ci qu’auprès de Son Altesse. M. de Golowkin le protège et répond de lui. Voilà tout ce que je puis vous en dire ; mais en quoi cela peut-il vous intéresser si vivement, Mademoiselle ?

— Cela ne m’intéresse nullement, Monsieur, je vous assure ; et pour que vous ne me croyiez pas folle, je dois vous dire que cet homme m’a semblé avoir, c’est sans doute une illusion, une ressemblance frappante avec une personne qui m’a été chère, et qui me l’est encore ; car la mort ne brise pas les liens de l’affection, n’est-il pas vrai, Monsieur ?

— C’est un noble sentiment que vous exprimez là, Mademoiselle, et bien digne d’une personne de votre mérite. Mais vous avez été très-émue, et je vois que vous pouvez à peine vous soutenir. Permettez-moi de vous reconduire. »

En arrivant chez elle, la Porporina se mit au lit, et y resta plusieurs jours, tourmentée par la fièvre et par une agitation nerveuse extraordinaire. Au bout de ce temps, elle reçut un billet de madame de Kleist qui l’engageait à venir faire de la musique chez elle, à huit heures du