Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 9, 1856.pdf/245

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
7
SPIRIDION.

de descendre vivant dans un cercueil scellé. Mais il est bon de voir autour de soi d’autres hommes voués au culte de l’esprit, ne fût-ce qu’en apparence. Ce fut l’œuvre d’une grande sagesse que d’instituer les communautés religieuses. Où est le temps où les hommes s’y chérissaient comme des frères et y travaillaient de concert, en s’aidant charitablement les uns les autres, à implorer, à poursuivre l’esprit, à vaincre les grossiers conseils de la matière ? Toute lumière, tout progrès, toute grandeur, sont sortis du cloître ; mais toute lumière, tout progrès, toute grandeur doivent y périr, si quelques-uns d’entre nous ne persévèrent dans la lutte effroyable que l’ignorance et l’imposture livrent désormais à la vérité. Soutenons ce combat avec acharnement ; poursuivons notre entreprise, eussions-nous contre nous toute l’armée de l’enfer. Si on coupe nos deux bras, saisissons le navire avec les dents ; car l’esprit est avec nous. C’est ici qu’il habite ; malheur à ceux qui profanent son sanctuaire ! Restons fidèles à son culte, et, si nous sommes d’inutiles martyrs, ne soyons pas du moins de lâches déserteurs.

— Vous avez, raison, mon père, répondis-je, frappé des paroles qu’il disait. Votre enseignement est celui de la sagesse. Je veux être votre disciple et ne me conduire que d’après vos décisions. Dites-moi ce que je dois faire pour conserver ma force et poursuivre courageusement l’œuvre de mon salut au milieu des persécutions qu’on me suscite.

— Les subir toutes avec indifférence, répondit-il ; ce sera une tâche facile, si tu considères le peu que vaut l’estime des moines, et la faiblesse de leurs moyens contre nous. Il pourra se faire qu’à la vue d’une victime innocente comme toi, et comme toi maltraitée, tu sentes souvent l’indignation brûler tes entrailles ; mais ton rôle en ce qui t’est personnel, c’est de sourire, et c’est aussi toute la vengeance que tu dois tirer de leurs vains efforts. En outre, ton insouciance fera tomber leur animosité. Ce qu’ils veulent, c’est de te rendre insensible à force de douleur ; sois-le à force de courage ou de raison. Ils sont grossiers ; ils s’y méprendront. Sèche tes larmes, prends un visage sans expression, feins un bon sommeil et un grand appétit, ne demande plus la confession, ne parais plus à l’église, ou feins d’y être morne et froid. Quand ils te verront ainsi, ils n’auront plus peur de toi ; et, cessant de jouer une sale comédie, ils seront indulgents à ton égard, comme l’est un maître paresseux envers un élève inepte. Fais ce que je te dis, et avant trois jours je t’annonce que le Prieur te mandera devant lui pour faire sa paix avec toi. »

Avant de quitter le père Alexis, je lui parlai du personnage que j’avais rencontré au sortir de l’église, et lui demandai qui il pouvait être. D’abord il m’écouta avec préoccupation, hochant la tête, comme pour dire qu’il ne connaissait et ne se souciait de connaître aucun dignitaire de l’ordre ; mais, à mesure que je lui détaillais les traits et l’habillement de l’inconnu, son œil s’animait, et bientôt il m’accabla de questions précipitées. Le soin minutieux que je mis à y répondre acheva de graver dans ma mémoire le souvenir de celui que je crois voir encore et que je ne verrai plus.

Enfin le père Alexis, saisissant mes mains avec une grande expression de tendresse et de joie, s’écria à plusieurs reprises :

« Est-il possible ? est-il possible ? as-tu vu cela ? Il est donc revenu ? Il est donc avec nous ? il t’a connu ? il t’a appelé ? Il ôtera la flèche de ton cœur ! C’est donc bien toi, mon enfant, toi qui l’as vu !

— Quel est il donc, mon père, cet ami inconnu vers lequel mon cœur s’est élancé tout d’abord ? Faites-le moi connaître, menez-moi vers lui, dites-lui de m’aimer comme je vous aime et comme vous semblez m’aimer aussi. Avec quelle reconnaissance n’embrasserais-je pas celui dont la vue remplit votre âme d’une telle joie !

— Il n’est pas en mon pouvoir d’aller vers lui, répondit Alexis. C’est lui qui vient vers moi, et il faut l’attendre. Sans doute, je le verrai aujourd’hui, et je te dirai ce que je dois te dire ; jusque-là ne me fais pas de questions ; car il m’est défendu de parler de lui, et ne dis à personne ce que tu viens de me dire. »

J’objectai que l’étranger ne m’avait pas semblé agir d’une manière mystérieuse, et que le frère convers avait dû le voir. Le père secoua la tête en souriant.

« Les hommes de chair ne le connaissent point, dit-il. »

Aiguillonné par la curiosité, je montai le soir même à la cellule du père Alexis ; mais il refusa de m’ouvrir la porte.

« Laisse-moi seul, me dit-il ; je suis triste, je ne pourrais te consoler.

— Et votre ami ? lui dis-je timidement.

— Tais-toi, répondit-il d’un ton absolu ; il n’est pas venu ; il est parti sans me voir ; il reviendra peut-être. Ne t’en inquiète pas. Il n’aime pas qu’on parle de lui. Va dormir, et demain conduis-toi comme je te l’ai prescrit. »

Au moment où je sortais, il me rappela pour me dire :

« Angel, a-t-il fait du soleil aujourd’hui ?

— Oui, mon père, un beau soleil, une brillante matinée.

— Et quand tu as rencontré cette figure, le soleil brillait ?

— Oui, mon père.

— Bon, bon, reprit-il ; à demain. »

Je suivis le conseil du père Alexis, et je restai au lit tout le lendemain. Le soir je descendis au réfectoire à l’heure où le chapitre était assemblé, et, me jetant sur un plat de viandes fumantes, je le dévorai avidement ; puis, mettant mes coudes sur la table, au lieu de faire attention à la Vie des saints qu’on lisait à haute voix, et que j’avais coutume d’écouter avec recueillement, je feignis de tomber dans une somnolence brutale. Alors les autres novices, qui avaient détourné les yeux avec horreur lorsqu’ils m’avaient vu dolent et contrit, se prirent à rire de mon abrutissement, et j’entendis les supérieurs encourager cette épaisse gaieté par la leur. Je continuai cette feinte pendant trois jours, et, comme le père Alexis me l’avait prédit, je fus mandé le soir du troisième jour dans la chambre du Prieur. Je parus devant lui dans une attitude craintive et sans dignité ; j’affectai des manières gauches, un air lourd, une âme appesantie. Je faisais ces choses, non pour me réconcilier avec ces hommes que je commençais à mépriser, mais pour voir si le père Alexis les avait bien jugés. Je pus me convaincre de la justesse de ses paroles en entendant le Prieur m’annoncer que la vérité était enfin connue, que j’avais été injustement accusé d’une faute qu’un novice venait de confesser.

Le Prieur devait, disait-il, à la contrition du coupable et à l’esprit de charité, de me taire son nom et la nature de sa faute ; mais il m’exhortait à reprendre ma place à l’église et mes études au noviciat, sans conserver ni chagrin ni rancune contre personne. Il ajouta en me regardant avec attention :

« Vous avez pourtant droit, mon cher fils, à une réparation éclatante ou à un dédommagement agréable pour le tort que vous avez souffert. Choisissez, ou de recevoir en présence de toute la communauté les excuses de ceux des novices qui, par leurs officieux rapports, nous ont induits en erreur, ou bien d’être dispensé pendant un mois des offices de la nuit. »

Jaloux de poursuivre mon expérience, je choisis la dernière offre, et je vis aussitôt le Prieur devenir tout à fait bienveillant et familier avec moi. Il m’embrassa, et le père trésorier étant entré en cet instant :

« Tout est arrangé, lui dit-il ; cet enfant ne demande, pour dédommagement du chagrin involontaire que nous lui avons fait, autre chose qu’un peu de repos pendant un mois ; car sa santé a souffert dans cette épreuve. Au reste, il accepte humblement les excuses tacites de ses accusateurs ; et il prend son parti sur tout ceci avec une grande douceur et une aimable insouciance.

— À la bonne heure ! dit le trésorier avec un gros rire et en me frappant la joue avec familiarité ; c’est ainsi que nous les aimons ; c’est de ce bon et paisible caractère qu’il nous les faut. »