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SPIRIDION.

tre mes supérieurs, contre ces hommes que je devais croire et que j’avais toujours crus infaillibles. Il m’avait parlé d’eux avec un profond mépris, avec une haine concentrée, et je m’étais laissé surprendre par les figures et l’obscurité de son langage. Maintenant ma mémoire me retraçait tout ce qui eût dû me faire douter de sa foi, et je me souvenais avec terreur de lui avoir entendu citer et invoquer à chaque instant l’Esprit, sans qu’il y joignît jamais l’épithète consacrée par laquelle nous désignons la troisième personne de la Trinité divine. C’était peut-être au nom du malin esprit qu’il m’avait imposé les mains. Peut-être avais-je fait alliance avec les esprits de ténèbres en recevant les caresses et les consolations de ce moine suspect. Je fus troublé, agité ; je ne pus fermer l’œil de la nuit. Comme la veille, je fus oublié et abandonné. De même que la nuit précédente, je m’endormis au jour et me réveillai tard. J’eus honte alors d’avoir manqué depuis tant d’heures à mes exercices de piété : je me rendis à l’église, et je priai ardemment l’Esprit saint de m’éclairer et de me préserver des embûches du tentateur.

Je me sentis si triste et si peu fortifié au sortir de l’église, que je me crus dans une voie de perdition, et je résolus d’aller me confesser. J’écrivis un mot au père Hégésippe pour le supplier de m’entendre ; mais il me fit faire verbalement, par un des convers les plus grossiers, une réponse méprisante et un refus positif. En même temps ce convers m’intima, de la part du Prieur, l’ordre de sortir de l’église et de n’y jamais mettre les pieds avant la fin des offices du soir. Encore, si un religieux prolongeait sa prière dans le chœur, ou y rentrait pour s’y livrer à quelque acte de dévotion particulière, je devais à l’instant même purger la maison de Dieu de mon souffle impur, et céder ma place à un serviteur de Dieu. Cet arrêt inique me blessa tellement que j’entrai dans une colère insensée. Je sortis de l’église en frappant du poing sur les murs comme un furieux. Le convers me chassait dehors en me traitant de blasphémateur et de sacrilége.

Au moment où je franchissais la porte au fond du chœur qui donnait sur le jardin, le chagrin et l’indignation faillirent me faire perdre encore une fois l’usage de mes sens. Je chancelai ; un nuage passa devant mes yeux ; mais la fierté vainquit le mal, et je m’élançai vers le jardin, en me jetant un peu de côté pour faire place à une personne que je vis tout à coup sur le seuil face à face avec moi. C’était un jeune homme d’une beauté surprenante, et portant un costume étranger. Bien qu’il fût couvert d’une robe noire, semblable à celle des supérieurs de notre ordre, il avait en dessous une jaquette demi-courte en drap fin, attachée par une ceinture de cuir à boucle d’argent, à la manière des anciens étudiants allemands. Comme eux, il portait, au lieu des sandales de nos moines, des bottines collantes, et sur son col de chemise, rabattu et blanc comme la neige, tombait à grandes ondes dorées la plus belle chevelure blonde que j’aie vue de ma vie. Il était grand, et son attitude élégante semblait révéler l’habitude du commandement. Frappé de respect et rempli d’incertitude, je le saluai à demi. Il ne me rendit point mon salut ; mais il me sourit d’un air si bienveillant, et en même temps ses beaux yeux, d’un bleu sévère, s’adoucirent pour me regarder avec une compassion si tendre, que jamais ses traits ne sont sortis de ma mémoire. Je m’arrêtai, espérant qu’il me parlerait, et me persuadant, d’après la majesté de son aspect, qu’il avait le pouvoir de me protéger ; mais le convers qui marchait derrière moi, et qui ne semblait faire aucune attention à lui, le força brutalement de se retirer contre le mur, et me poussa presque jusqu’à me faire tomber. Ne voulant point engager une lutte avilissante avec cet homme grossier, je me hâtai de sortir ; mais, après avoir fait trois pas dans le jardin, je me retournai, et je vis l’inconnu qui restait debout à la même place et me suivait des yeux avec une affectueuse sollicitude. Le soleil donnait en plein sur lui et faisait rayonner sa chevelure. Il soupira, et, levant ses beaux yeux, vers le ciel, comme pour appeler sur moi le secours de la justice éternelle et la prendre à témoin de mon infortune, il se tourna lentement vers le sanctuaire, entra dans le chœur et se perdit dans l’ombre ; car la brillante clarté du jour faisait paraître ténébreux l’intérieur de l’église. J’avais envie de retourner sur mes pas malgré le convers, de suivre ce noble étranger et de lui dire mes peines ; mais quel était-il pour les accueillir et les faire cesser ? D’ailleurs, s’il attirait vers lui la sympathie de mon âme, il m’inspirait aussi une sorte de crainte ; car il y avait dans sa physionomie autant d’austérité que de douceur.

Je montai vers le père Alexis, et lui racontai les nouvelles cruautés exercées envers moi.

« Pourquoi avez-vous douté, ô homme de peu de foi ? me dit-il d’un air triste. Vous vous nommez Ange, et, au lieu de reconnaître l’esprit de vie qui tressaille en vous, vous avez voulu aller vous jeter aux pieds d’un homme ignorant, demander la vie à un cadavre ! Ce directeur ignare vous repousse et vous humilie. Vous êtes puni par où vous avez péché, et votre souffrance n’a rien de noble, votre martyre rien d’utile pour vous-même, parce que vous sacrifiez les forces de votre entendement à des idées fausses ou étroites. Au reste, j’avais prévu ce qui vous arrive ; vous me craignez ; vous ne savez pas si je suis le serviteur des anges ou l’esclave des démons. Vous avez passé la nuit dernière à commenter toutes mes paroles, et vous avez résolu ce matin de me vendre à mes ennemis pour une absolution.

— Oh ! ne le croyez pas, m’écriai-je ; je me serais confessé de tout ce qui m’était personnel sans prononcer votre nom, sans redire une seule de vos paroles. Hélas ! serez-vous donc, vous aussi, injuste envers moi ? Serai-je repoussé de partout ? La maison de Dieu m’est fermée, votre cœur me le sera-t-il de même ! Le père Hégésippe m’accuse d’impiété ; et vous, mon père, vous m’accusez d’être lâche !

— C’est que vous l’avez été, répondit Alexis. La puissance des moines vous intimide, leur haine vous épouvante. Vous enviez leurs suffrages et leurs cajoleries aux ineptes disciples qu’ils choient tendrement. Vous ne savez pas vivre seul, souffrir seul, aimer seul.

— Eh bien ! mon père, il est vrai, je ne sais pas me passer d’affection ; j’ai cette faiblesse, cette lâcheté, si vous voulez. Je suis peut-être un caractère faible, mais je sens en moi une âme tendre, et j’ai besoin d’un ami. Dieu est si grand que je me sens terrifié en sa présence. Mon esprit est si timide qu’il ne trouve pas en lui-même la force d’embrasser ce Dieu tout-puissant, et d’arracher de sa main terrible les dons de la grâce. J’ai besoin d’intermédiaire entre le ciel et moi. Il me faut des appuis, des conseils, des médiateurs. Il faut qu’on m’aime, qu’on travaille pour moi et avec moi à mon salut. Il faut qu’on prie avec moi, qu’on me dise d’espérer et qu’on me promette les récompenses éternelles. Autrement je doute, non de la bonté de Dieu, mais de celle de mes intentions. J’ai peur du Seigneur, parce que j’ai peur de moi-même. Je m’attiédis, je me décourage, je me sens mourir, mon cerveau se trouble, et je ne distingue plus la voix du ciel de celle de l’enfer. Je cherche un appui ; fût-ce un maître impitoyable qui me châtiât sans cesse, je le préférerais à un père indulgent qui m’oublie.

— Pauvre ange égaré sur la terre ! dit le père Alexis avec attendrissement ; étincelle d’amour tombée de l’auréole du maître, et condamnée à couver sous la cendre de cette misérable vie ! Je reconnais à tes tourments la nature divine qui m’anima dans ma jeunesse, avant qu’on eût épaissi sur mes yeux les ténèbres de l’endurcissement, avant qu’on eût glacé sous le cilice les battements de ce cœur brûlant, avant qu’on eût rendu mes communications avec l’Esprit pénibles, rares, douloureuses et à jamais incomplètes. Ils feront de toi ce qu’ils ont fait de moi. Ils rempliront ton esprit de doutes poignants, de puérils remords et d’imbéciles terreurs. Ils te rendront malade, vieux avant l’âge, infirme d’esprit ; et quand tu auras secoué tous les liens de l’ignorance et de l’imposture, quand tu te sentiras assez éclairé pour déchirer tous les voiles de la superstition,