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UN HIVER À MAJORQUE.

ration publique, lorsque nous vérifiâmes que ce n’étaient ni des condors, ni des phénix, ni des hippogriffes, mais bien deux belles oies de basse-cour qu’un riche seigneur envoyait en présent à un de ses amis.



Escalier du château de Valldemosa.

À Majorque comme à Venise, les vins liquoreux sont abondants et exquis. Nous avions pour ordinaire du moscatel aussi bon et aussi peu cher que le Chypre qu’on boit sur le littoral de l’Adriatique. Mais les vins rouges, dont la préparation est un art véritable, inconnu aux Majorquins, sont durs, noirs, brûlants, chargés d’alcool, et d’un prix plus élevé que notre plus simple ordinaire de France. Tous ces vins chauds et capiteux étaient fort contraires à notre malade, et même à nous, à telles enseignes que nous bûmes presque toujours de l’eau, qui était excellente. Je ne sais si c’est à la pureté de cette eau de source qu’il faut attribuer un fait dont nous fîmes bientôt la remarque : nos dents avaient acquis une blancheur que tout l’art des parfumeurs ne saurait donner aux Parisiens les plus recherchés. La cause en fut peut-être dans notre sobriété forcée. N’ayant pas de beurre, et ne pouvant supporter la graisse, l’huile nauséeuse et les procédés incendiaires de la cuisine indigène, nous vivions de viande fort maigre, de poisson et de légumes, le tout assaisonné, en fait de sauce, de l’eau du torrent à laquelle nous avions parfois le sybaritisme de mêler le jus d’une orange verte fraîchement cueillie dans notre parterre. En revanche, nous avions des desserts splendides : des patates de Malaga et des courges de Valence confites, et du raisin digne de la terre de Chanaan. Ce raisin, blanc ou rose, est oblong, et couvert d’une pellicule un peu épaisse, qui aide à sa conservation pendant toute l’année. Il est exquis, et on en peut manger tant qu’on veut sans éprouver le gonflement d’estomac que donne le nôtre. Le raisin de Fontainebleau est aqueux et frais ; celui de Majorque est sucré et charnu. Dans l’un il y a à manger, dans l’autre à boire. Ces grappes, dont quelques-unes pesaient de vingt à vingt-cinq livres, eussent fait l’admiration d’un peintre. C’était notre ressource dans les temps de disette. Les paysans croyaient nous le vendre fort cher en nous le faisant payer quatre fois sa valeur ; mais ils ne savaient pas que, comparativement au nôtre, ce n’était rien encore ; et nous avions le plaisir de nous moquer les uns des autres. Quant aux figues de cactus, nous n’eûmes pas de discussion : c’est bien le plus détestable fruit que je sache.