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UN HIVER À MAJORQUE.

Palma, l’église se trouva trop petite pour contenir la foule avide. Voici ce que rapportent les chroniqueurs :

« La ville de Valldemosa garde la mémoire du temps où saint Vincent Ferrier y sema la divine parole. Sur le territoire de ladite ville se trouve une propriété qu’on appelle Son Gual ; là se rendit le missionnaire, suivi d’une multitude infinie. Le terrain était vaste et uni ; le tronc creusé d’un antique et immense olivier lui servit de chaire. Tandis que le saint prêchait du haut de l’olivier, la pluie vint à tomber en abondance. Le démon, promoteur des vents, des éclairs et du tonnerre, semblait vouloir forcer les auditeurs à quitter la place pour se mettre à l’abri, ce que faisaient déjà quelques-uns d’entre eux, lorsque Vincent leur commanda de ne pas bouger, se mit en prière, et à l’instant un nuage s’étendit comme un dais sur lui et sur ceux qui l’écoutaient, tandis que ceux qui étaient restés travaillant dans le champ voisin furent obligés de quitter leur ouvrage.

« Le vieux tronc existait encore il n’y a pas un siècle, car nos ancêtres l’avaient religieusement conservé. Depuis, les héritiers de la propriété de Son Gual ayant négligé de s’occuper de cet objet sacré, le souvenir s’en effaça. Mais Dieu ne voulut pas que la chaire rustique de saint Vincent fût à jamais perdue. Des domestiques de la propriété, ayant voulu faire du bois, jetèrent leur vue sur l’olivier et se mirent en devoir de le dépecer ; mais les outils se brisaient à l’instant, et, comme la nouvelle en vint aux oreilles des anciens, on cria au miracle, et l’olivier sacré resta intact. Il arriva plus tard que cet arbre se fendit en trente-quatre morceaux ; et, quoique à portée de la ville, personne n’osa y toucher, le respectant comme une relique.

« Cependant le saint prédicateur allait prêchant dans les moindres hameaux, guérissant le corps et l’âme des malheureux. L’eau d’une fontaine qui coule dans les environs de Valldemosa était le seul remède ordonné par le saint. Cette fontaine ou source est connue encore sous le nom de Sa bassa Ferrera.

« Saint Vincent passa six mois dans l’île, d’où il fut rappelé par Ferdinand, roi d’Aragon, pour l’aider à éteindre le schisme qui désolait l’Occident. Le saint missionnaire prit congé des Mallorquins dans un sermon qu’il prêcha le 22 février 1414 à la cathédrale de Palma ; et après avoir béni son auditoire, il partit pour s’embarquer, accompagné des jurés, de la noblesse, et de la multitude du peuple, opérant bien des miracles, comme le racontent les chroniques, et comme la tradition s’en est perpétuée jusqu’à ce jour aux îles Baléares. »

Cette relation qui ferait sourire mademoiselle Fanny Eissler, donne lieu à une remarque de M. Tastu, curieuse sous deux rapports : le premier, en ce qu’elle explique fort naturellement un des miracles de saint Vincent Ferrier ; le second, en ce qu’elle confirme un fait important dans l’histoire des langues. Voici cette note :

« Vincent Ferrier écrivait ses sermons en latin, et les prononçait en langue limosine. On a regardé comme un miracle cette puissance du saint prédicateur, qui faisait qu’il était compris de ses auditeurs quoique leur parlant un idiome étranger. Rien n’est pourtant plus naturel, si on se reporte au temps où florissait maître Vincent. À cette époque, la langue romane des trois grandes contrées du nord, du centre et du midi, était, à peu de chose près, la même ; les peuples et les lettrés surtout s’entendaient très-bien. Maître Vincent eut des succès en Angleterre, en Écosse, en Irlande, à Paris, en Bretagne, en Italie, en Espagne, aux îles Baléares ; c’est que dans toutes ces contrées on comprenait, si on ne la parlait, une langue romane, sœur, parente ou alliée de la langue valencienne, la langue maternelle de Vincent Ferrier.

« D’ailleurs, le célèbre missionnaire n’était-il pas le contemporain du poëte Chaucer, de Jean Froissart, de Christine de Pisan, de Boccace, d’Ausias-March, et de tant d’autres célébrités européennes [1]? »


III.

Je ne puis continuer mon récit sans achever de compulser les annales dévotes de Valldemosa ; car, ayant à parler de la piété fanatique des villageois avec lesquels nous fûmes en rapport, je dois mentionner la sainte dont ils s’enorgueillissent et dont ils nous ont montré la maison rustique.

« Valldemosa est aussi la patrie de Catalina Tomas, béatifiée en 1792 par le pape Pie vi. La vie de cette sainte fille a été écrite plusieurs fois, et en dernier lieu par le cardinal Antonio Despuig. Elle offre plusieurs traits d’une gracieuse naïveté. Dieu, dit la légende, ayant favorisé sa servante d’une raison précoce, on la vit observer rigoureusement les jours de jeûne, bien avant l’âge où l’Église les prescrit. Dès ses premiers ans elle s’abstint de faire plus d’un repas par jour. Sa dévotion à la passion du Rédempteur et aux douleurs de sa sainte mère était si fervente, que dans ses promenades elle récitait continuellement le rosaire, se servant, pour compter les dizaines, des feuilles des oliviers ou des lentisques. Son goût pour la retraite et les exercices religieux, son éloignement pour les bals et les divertissements profanes, l’avaient fait surnommer la viejecita, la petite vieille. Mais sa solitude et son abstinence étaient récompensées par les visites des anges et de toute la cour céleste : Jésus-Christ, sa mère et les saints se faisaient ses domestiques ; Marie la soignait dans ses maladies ; saint Bruno la relevait dans ses chutes ; saint Antoine l’accompagnait dans l’obscurité de la nuit, portant et remplissant sa cruche à la fontaine ; sainte Catherine sa patronne accommodait ses cheveux et la soignait en tout comme eût fait une mère attentive et vigilante ; saint Côme et saint Damien guérissaient les blessures qu’elle avait reçues dans ses luttes avec le démon, car

  1. Les peuples baléares parlent l’ancienne langue romane limosine, cette langue que M. Raynouard, sans examen, sans distinction, a comprise dans la langue provençale. De toutes les langues romanes, la mallorquine est celle qui a subi le moins de variations, concentrée qu’elle est dans ses îles, où elle est préservée de tout contact étranger. Le languedocien, aujourd’hui même dans son état de décadence, le gracieux patois languedocien de Montpellier et de ses environs, est celui qui offre le plus d’analogie avec le mallorquin ancien et moderne. Cela s’explique par les fréquents séjours que les rois d’Aragon faisaient avec leur cour dans la ville de Montpellier. Pierre ii, tué à Muret (1243) en combattant Simon de Montfort, avait épousé Marie, fille d’un comte de Montpellier, et eut de ce mariage Jaime ier, dit le Conquistador, qui naquit dans cette ville et y passa les premières années de son enfance. Un des caractères qui distinguent l’idiome mallorquin des autres dialectes romans de la langue d’oc, ce sont les articles de sa grammaire populaire, et, chose à remarquer, ces articles se trouvent pour la plupart dans la langue vulgaire de quelques localités de l’île de Sardaigne. Indépendamment de l’article lo masculin, le, et la féminin, la, le mallorquin a les articles suivants :

    Masculin. — Singulier : So, le ; sos, les, au pluriel.

    Féminin. — Singulier : Sa, la ; sas, les, au pluriel.

    Masculin et Féminin. — Singulier : Es, le ; els, les, au pluriel.

    Masculin. — Singulier : En, le ; na, la, au féminin singulier ; nas, les, au féminin pluriel.

    Nous devons déclarer en passant que ces articles, quoique d’un usage antique, n’ont jamais été employés dans les instruments qui datent de la conquête des Baléares par les Aragonais ; c’est-à-dire que dans ces îles, comme dans les contrées italiques, deux langues régnaient simultanément : la rustique, plebea, à l’usage des peuples (celle-là change peu) ; et la langue académique littéraire, aulica illustra, que le temps, la civilisation ou le génie épurent ou perfectionnent. Ainsi, aujourd’hui, le castillan est la langue littéraire des Espagnes ; cependant chaque province a conservé pour l’usage journalier son dialecte spécial. À Mallorca, le castillan n’est guère employé que dans les circonstances officielles ; mais dans la vie habituelle, chez le peuple comme chez les grands seigneurs, vous n’entendrez parler que le mallorquin. Si vous passez devant le balcon où une jeune fille, une Atlote (du mauresque aila, lella) arrose ses fleurs, c’est dans son doux idiome national que vous l’entendez chanter :

    Sas atlotes, tots es diumenges,
    Quan no tenen res mes que fer,
    Van à regar es claveller,
    Dihent-li : Veu ! jà que no menjes !

    « Les jeunes filles, tous les dimanches,
    « Lorsqu’elles n’ont rien de mieux à faire
    « Vont arroser le pot d’œillets,
    « Et lui disent : Bois, puisque tu ne manges pas ! »

    La musique qui accompagne les paroles de la jeune fille est rythmée à la mauresque, dans un ton tristement cadencé qui vous pénètre et vous fait rêver. Cependant la mère prévoyante qui a entendu la jeune fille ne manque pas de lui répondre :

    Atlotes, filau ! filau !
    Que sa camya se riu ;