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UN HIVER À MAJORQUE.

ner le seul objet d’art que nous trouvâmes à la Chartreuse. C’était une statue de saint Bruno en bois peint, placée dans l’église. Le dessin et la couleur en étaient remarquables : les mains, admirablement étudiées, avaient un mouvement d’invocation pieuse et déchirante ; l’expression de la tête était vraiment sublime de foi et de douleur. Et pourtant c’était l’œuvre d’un ignorant ; car la statue placée en regard, et exécutée par le même manœuvre, était pitoyable sous tous les rapports ; mais il avait eu en créant saint Bruno un éclair d’inspiration, un élan d’exaltation religieuse peut-être, qui l’avait élevé au-dessus de lui-même. Je doute que jamais le saint fanatique de Grenoble ait été compris et rendu avec un sentiment aussi profond et aussi ardent. C’était la personnification de l’ascétisme chrétien. Mais, à Majorque même, l’emblème de cette philosophie du passé est debout dans la solitude.

L’ancien cloître, qu’il faut traverser pour entrer dans le nouveau, communique à celui-ci par un détour fort simple que, grâce à mon peu de mémoire locale, je n’ai jamais pu retrouver sans me perdre préalablement dans le troisième cloître.

Ce troisième bâtiment, que je devrais appeler le premier parce qu’il est le plus ancien, est aussi le plus petit. Il présente un coup d’œil charmant. Le préau qu’il embrasse de ses murailles brisées est l’ancien cimetière des moines. Aucune inscription ne distingue ces tombes que le chartreux creusait durant sa vie, et où rien ne devait disputer sa mémoire au néant de la mort. Les sépultures sont à peine indiquées par le renflement des touffes de gazon. M. Laurens a retracé la physionomie de ce cloître dans un joli dessin, où j’ai retrouvé avec un plaisir incroyable le petit puits à gable aigu, les fenêtres à croix de pierre où se suspendent en festons toutes les herbes vagabondes des ruines, et les grands cyprès verticaux qui s’élèvent la nuit comme des spectres noirs autour de la croix de bois blanc. Je suis fâché qu’il n’ait pas vu la lune se lever derrière la belle montagne de grès couleur d’ambre qui domine ce cloître, et qu’il n’ait pas mis au premier plan un vieux laurier au tronc énorme et à la tête desséchée qui n’existait peut-être déjà plus lorsqu’il visita la Chartreuse. Mais j’ai retrouvé dans son dessin et dans son texte une mention honorable pour le beau palmier nain (chamaerops) que j’ai défendu contre l’ardeur naturaliste de mes enfants, et qui est peut-être un des plus vigoureux de l’Europe dans son espèce.

Autour de ce petit cloître sont disposées les anciennes chapelles des chartreux du quinzième siècle. Elles sont hermétiquement fermées, et le sacristain ne les ouvre à personne, circonstance qui piquait beaucoup notre curiosité. À force de regarder au travers des fentes dans nos promenades, nous avons cru apercevoir de beaux débris de meubles et de sculptures en bois très-anciennes. Il pourrait bien se trouver dans ces galetas mystérieux beaucoup de richesses enfouies dont personne à Majorque ne se souciera jamais de secouer la poussière.

Le second cloître a douze cellules et douze chapelles comme les autres. Ses arcades ont beaucoup de caractère dans leur délabrement. Elles ne tiennent plus à rien, et quand nous les traversions le soir par un gros temps, nous recommandions notre âme à Dieu ; car il ne passait pas d’ouragan sur la Chartreuse qui ne fit tomber un pan de mur ou un fragment de voûte. Jamais je n’ai entendu le vent promener des voix lamentables et pousser des hurlements désespérés, comme dans ces galeries creuses et sonores. Le bruit des torrents, la course précipitée des nuages, la grande clameur monotone de la mer interrompue par le sifflement de l’orage, et les plaintes des oiseaux de mer qui passaient tout effarés et tout déroutés dans les rafales ; puis de grands brouillards qui tombaient tout à coup comme un linceul, et qui, pénétrant dans les cloîtres par les arcades brisées, nous rendaient invisibles et faisaient paraître la petite lampe que nous portions pour nous diriger, comme un esprit follet errant sous les galeries, et mille autres détails de cette vie cénobitique qui se pressent à la fois dans mon souvenir : tout cela faisait bien de cette Chartreuse le séjour le plus romantique de la terre.

Je n’étais pas fâché de voir en plein, et en réalité une bonne fois, ce que je n’avais vu qu’en rêve, ou dans les ballades à la mode, et dans l’acte des nonnes de Robert le Diable, à l’Opéra. Les apparitions fantastiques ne nous manquèrent même pas, comme je le dirai tout à l’heure ; et à propos de tout ce romantisme matérialisé qui posait devant moi, je n’étais pas sans faire quelques réflexions sur le romantisme en général.

À la masse des bâtiments que je viens d’indiquer, il faut joindre la partie réservée au supérieur, que nous ne pûmes visiter, non plus que bien d’autres recoins mystérieux ; les cellules des frères convers, une petite église appartenant à l’ancienne Chartreuse, et plusieurs autres constructions destinées aux personnes de marque qui y venaient faire des retraites ou accomplir des dévotions pénitentiaires ; plusieurs petites cours entourées d’étables pour le bétail de la communauté, des logements pour la nombreuse suite des visiteurs ; enfin, tout un phalanstère, comme on dirait aujourd’hui, sous l’invocation de la Vierge et de saint Bruno.

Quand le temps était trop mauvais pour nous empêcher de gravir la montagne, nous faisions notre promenade à couvert dans le couvent, et nous en avions pour plusieurs heures à explorer l’immense manoir. Je ne sais quel attrait de curiosité me poussait à surprendre dans ces murs abandonnés le secret intime de la vie monastique. Sa trace était si récente, que je croyais toujours entendre le bruit des sandales sur le pavé et le murmure de la prière sous les voûtes des chapelles. Dans nos cellules, des oraisons latines imprimées et collées sur les murs, jusque dans des réduits secrets où je n’aurais jamais imaginé qu’on allât dire des oremus, étaient encore lisibles.

Un jour que nous allions à la découverte dans des galeries supérieures, nous trouvâmes devant nous une jolie tribune, d’où nos regards plongèrent dans une grande et belle chapelle, si meublée et si bien rangée, qu’on l’eût dite abandonnée de la veille. Le fauteuil du supérieur était encore à sa place, et l’ordre des exercices religieux de la semaine, affiché dans un cadre de bois noir, pendait de la voûte au milieu des stalles du chapitre. Chaque stalle avait une petite image de saint collée au dossier, probablement le patron de chaque religieux. L’odeur d’encens dont les murs avaient été si longtemps imprégnés n’était pas encore tout à fait dissipée. Les autels étaient parés de fleurs desséchées, et les cierges à demi consumés se dressaient encore dans leurs flambeaux. L’ordre et la conservation de ces objets contrastaient avec les ruines du dehors, la hauteur des ronces qui envahissaient les fenêtres, et les cris des polissons qui jouaient aux petits palets dans les cloîtres avec des fragments de mosaïque.

Quant à mes enfants, l’amour du merveilleux les portait bien plus vivement encore à ces explorations enjouées et passionnées. Certainement, ma fille s’attendait à trouver quelque palais de fée rempli de merveilles dans les greniers de la Chartreuse, et mon fils espérait découvrir la trace de quelque drame terrible et bizarre enfoui sous les décombres. J’étais souvent effrayé de les voir grimper comme des chats sur des planches déjetées et sur des terrasses tremblantes ; et quand, me devançant de quelques pas, ils disparaissaient dans un tournant d’escalier en spirale, je m’imaginais qu’ils étaient perdus pour moi, et je doublais le pas avec une sorte de terreur où la superstition entrait peut-être bien pour quelque chose.

Car, on s’en défendrait en vain, ces demeures sinistres, consacrées à un culte plus sinistre encore, agissent quelque peu sur l’imagination, et je défierais le cerveau le plus calme et le plus froid de s’y conserver longtemps dans un état de parfaite santé. Ces petites peurs fantastiques, si je puis les appeler ainsi, ne sont pas sans attrait ; elles sont pourtant assez réelles pour qu’il soit nécessaire de les combattre en soi-même. J’a-