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UN HIVER À MAJORQUE.

l’âpreté de ce lieu romantique. Ils ont fait du vallon qui termine la chaîne un vaste jardin ceint de murailles qui ne gênent point la vue, et auquel une bordure de cyprès à forme pyramidale, disposés deux à deux sur divers plans, donne l’aspect arrangé d’un cimetière d’opéra.

Ce jardin, planté de palmiers et d’amandiers, occupe tout le fond incliné du vallon, et s’élève en vastes gradins sur les premiers plans de la montagne. Au clair de la lune, et lorsque l’irrégularité de ces gradins est dissimulée par les ombres, on dirait d’un amphithéâtre taillé pour des combats de géants. Au centre et sous un groupe de beaux palmiers, un réservoir en pierre reçoit les eaux de source de la montagne, et les déverse aux plateaux inférieurs par des canaux en dalles, tout semblables à ceux qui arrosent les alentours de Barcelone. Ces ouvrages sont trop considérables et trop ingénieux pour n’être pas, à Majorque comme en Catalogne, un travail des Maures. Ils parcourent tout l’intérieur de l’île, et ceux qui partent du jardin des chartreux, côtoyant le lit du torrent, portent à Palma une eau vive en toute saison.

La Chartreuse, située au dernier plan de ce col de montagnes, s’ouvre au nord sur une vallée spacieuse qui s’élargit et s’élève en pente douce jusqu’à la côte escarpée dont la mer frappe et ronge la base. Un des bras de la chaîne s’en va vers l’Espagne, et l’autre vers l’orient. De cette chartreuse pittoresque on domine donc la mer des deux côtés. Tandis qu’on l’entend gronder au nord, on l’aperçoit comme une faible ligne brillante au delà des montagnes qui s’abaissent, et de l’immense plaine qui se déroule au midi ; tableau sublime, encadré au premier plan par de noirs rochers couverts de sapins, au second par des montagnes au profil hardiment découpé et frangé d’arbres superbes, au troisième et au quatrième par des mamelons arrondis que le soleil couchant dore des nuances les plus chaudes, et sur la croupe desquels l’œil distingue encore, à une lieue de distance, la silhouette microscopique des arbres, fine comme l’antenne des papillons, noire et nette comme un trait de plume à l’encre de Chine sur un fond d’or étincelant. Ce fond lumineux, c’est la plaine ; et à cette distance, lorsque les vapeurs de la montagne commencent à s’exhaler et à jeter un voile transparent sur l’abîme, on croirait que c’est déjà la mer. Mais la mer est encore plus loin, et, au retour du soleil, quand la plaine est comme un lac bleu, la Méditerranée trace une bande d’argent vif aux confins de cette perspective éblouissante.

C’est une de ces vues qui accablent parce qu’elles ne laissent rien à désirer, rien à imaginer. Tout ce que le poëte et le peintre peuvent rêver, la nature l’a créé en cet endroit. Ensemble immense, détails infinis, variété inépuisable, formes confuses, contours accusés, vagues profondeurs, tout est là, et l’art n’y peut rien ajouter. L’esprit ne suffit pas toujours à goûter et à comprendre l’œuvre de Dieu ; et s’il fait un retour sur lui-même, c’est pour sentir son impuissance à créer une expression quelconque de cette immensité de vie qui le subjugue et l’enivre. Je conseillerais aux gens que la vanité de l’art dévore, de bien regarder de tels sites et de les regarder souvent. Il me semble qu’ils y prendraient pour cet art divin qui préside à l’éternelle création des choses un certain respect qui leur manque, à ce que je m’imagine d’après l’emphase de leur forme.

Quant à moi, je n’ai jamais mieux senti le néant des mots que dans ces heures de contemplation passées à la Chartreuse. Il me venait bien des élans religieux ; mais il ne m’arrivait pas d’autre formule d’enthousiasme que celle-ci : Bon Dieu, béni sois-tu pour m’avoir donné de bons yeux !

Au reste, je crois que si la jouissance accidentelle de ces spectacles sublimes est rafraîchissante et salutaire, leur continuelle possession est dangereuse. On s’habitue à vivre sous l’empire de la sensation, et la loi qui préside à tous les abus de la sensation, c’est l’énervement. C’est ainsi que l’on peut s’expliquer l’indifférence des moines en général pour la poésie de leurs monastères, et celle des paysans et des pâtres pour la beauté de leurs montagnes.

Nous n’eûmes pas le temps de nous lasser de tout cela, car le brouillard descendait presque tous les soirs au coucher du soleil, et hâtait la chute des journées déjà si courtes que nous avions dans cet entonnoir. Jusqu’à midi nous étions enveloppés dans l’ombre de la grande montagne de gauche, et à trois heures nous retombions dans l’ombre de celle de droite. Mais quels beaux effets de lumière nous pouvions étudier, lorsque les rayons obliques pénétrant par les déchirures des rochers, ou glissant entre les croupes des montagnes, venaient tracer des crêtes d’or et de pourpre sur nos seconds plans ! Quelquefois nos cyprès, noirs obélisques qui servaient de repoussoir au fond du tableau, trempaient leurs têtes dans ce fluide embrasé ; les régimes de dattes de nos palmiers semblaient des grappes de rubis, et une grande ligne d’ombre, coupant la vallée en biais, la partageait en deux zones : l’une inondée des clartés de l’été, l’autre bleuâtre et froide à la vue comme un paysage d’hiver.

La chartreuse de Valldemosa contenant tout juste, suivant la règle des chartreux, treize religieux y compris le supérieur, avait échappé au décret qui ordonna, en 1836, la démolition des monastères contenant moins de douze personnes en communauté ; mais, comme toutes les autres, celle-là avait été dispersée et le couvent supprimé, c’est-à-dire considéré comme domaine de l’État. L’État majorquin, ne sachant comment utiliser ces vastes bâtiments, avait pris le parti, en attendant qu’ils achevassent de s’écrouler, de louer les cellules aux personnes qui voudraient les habiter. Quoique le prix de ces loyers fût d’une modicité extrême, les villageois de Valldemosa n’en avaient pas voulu profiter, peut-être à cause de leur extrême dévotion et du regret qu’ils avaient de leurs moines, peut-être aussi par effroi superstitieux : ce qui ne les empêchait pas de venir y danser dans les nuits du carnaval, comme je le dirai ci-après ; mais ce qui leur faisait regarder de très-mauvais œil notre présence irrévérencieuse dans ces murs vénérables.

Cependant la Chartreuse est en grande partie habitée, durant les chaleurs de l’été, par les petits bourgeois palmesans, qui viennent chercher, sur ces hauteurs et sous ces voûtes épaisses, un air plus frais que dans la plaine ou dans la ville. Mais aux approches de l’hiver le froid les en chasse, et lorsque nous y demeurâmes, la Chartreuse avait pour tous habitants, outre moi et ma famille, le pharmacien, le sacristain et la Maria-Antonia.

La Maria-Antonia était une sorte de femme de charge qui était venue d’Espagne pour échapper, je crois, à la misère, et qui avait loué une cellule pour exploiter les hôtes passagers de la Chartreuse. Sa cellule était située à côté de la nôtre et nous servait de cuisine, tandis que la dame était censée nous servir de ménagère. C’était une ex-jolie femme, fine, proprette en apparence, doucereuse, se disant bien née, ayant de charmantes manières, un son de voix harmonieux, des airs patelins, et exerçant une sorte d’hospitalité fort singulière. Elle avait coutume d’offrir ses services aux arrivants, et de refuser, d’un air outragé, et presque en se voilant la face, toute espèce de rétribution pour ses soins. Elle agissait ainsi, disait-elle, pour l’amour de Dieu, por l’assistencia, et dans le seul but d’obtenir l’amitié de ses voisins. Elle possédait, en fait de mobilier, un lit de sangle, une chaufferette, un brasero, deux chaises de paille, un crucifix, et quelques plats de terre. Elle mettait tout cela à votre disposition avec beaucoup de générosité, et vous pouviez installer chez elle votre servante et votre marmite.

Mais aussitôt elle entrait en possession de tout votre ménage, et prélevait pour elle le plus pur de vos nippes et de votre dîner. Je n’ai jamais vu de bouche dévote plus friande, ni de doigts plus agiles pour puiser, sans se brûler, au fond des casseroles bouillantes, ni de gosier plus élastique pour avaler le sucre et le café de ses hôtes chéris à la dérobée, tout en fredonnant un cantique