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UN HIVER À MAJORQUE

déchirements. À Majorque, elle fleurit sous les baisers d’un ciel ardent, et sourit sous les coups des tièdes bourrasques qui la rasent en courant les mers. La fleur couchée se relève plus vivace, le tronc brisé enfante de plus nombreux rejetons après l’orage ; et quoiqu’il n’y ait point, à vrai dire, de lieux déserts dans cette île, l’absence de chemins frayés lui donne un air d’abandon ou de révolte qui doit la faire ressembler à ces belles savanes de la Louisiane, où, dans les rêves chéris de ma jeunesse, je suivais René en cherchant les traces d’Atala ou de Chactas.

Je suis bien sûr que cet éloge de Majorque ne plairait guère aux Majorquins, et qu’ils ont la prétention d’avoir des chemins très-agréables. Agréables à la vue, je ne le nie pas ; mais praticables aux voitures, vous allez en juger.

La voiture à volonté du pays est la tartane, espèce de coucou-omnibus conduit par un cheval ou par un mulet, et sans aucune espèce de ressort ; ou le birlucho, sorte de cabriolet à quatre places, portant sur son brancard comme la tartane, comme elle doué de roues solides, de ferrures massives, et garni à l’intérieur d’un demi-pied de bourre de laine. Une telle doublure vous donne bien un peu à penser quand vous vous installez pour la première fois dans ce véhicule aux abords doucereux ! Le cocher s’assied sur une planchette qui lui sert de siège, les pieds écartés sur les brancards, et la croupe du cheval entre les jambes, de sorte qu’il a l’avantage de sentir non-seulement tous les cahots de sa brouette, mais encore tous les mouvements de sa bête, et d’être ainsi en carrosse et à cheval en même temps. Il ne paraît point mécontent de cette façon d’aller, car il chante tout le temps, quelque effroyable secousse qu’il reçoive ; et il ne s’interrompt que pour proférer d’un air flegmatique des jurements épouvantables lorsque son cheval hésite à se jeter dans quelque précipice, ou à grimper quelque muraille de rochers.

Car c’est ainsi qu’on se promène : ravins, torrents, fondrières, haies vives, fossés, se présentent en vain ; on ne s’arrête pas pour si peu. Tout cela s’appelle d’ailleurs le chemin.

Au départ, vous prenez cette course au clocher pour une gageure de mauvais goût, et vous demandez à votre guide quelle mouche le pique. — C’est le chemin, vous répond-il. — Mais cette rivière ? — C’est le chemin. — Et ce trou profond ? — Le chemin. — Et ce buisson aussi ? — Toujours le chemin. — À la bonne heure !

Alors vous n’avez rien de mieux à faire que de prendre votre parti, de bénir le matelas qui tapisse la caisse de la voiture et sans lequel vous auriez infailliblement les membres brisés, de remettre votre âme à Dieu, et de contempler le paysage en attendant la mort ou un miracle.

Et pourtant vous arrivez quelquefois sain et sauf, grâce au peu de balancement de la voiture, à la solidité des jambes du cheval, et peut-être à l’incurie du cocher, qui le laisse faire, se croise les bras et fume tranquillement son cigare, tandis qu’une roue court sur la montagne et l’autre dans le ravin.

On s’habitue très-vite à un danger dont on voit les autres ne tenir aucun compte : pourtant le danger est fort réel. On ne verse pas toujours ; mais, quand on verse, on ne se relève guère. M. Tastu avait éprouvé l’année précédente un accident de ce genre sur notre route d’Establiments, et il était resté pour mort sur la place. Il en a gardé d’horribles douleurs à la tête, qui ne refroidissent pourtant pas son désir de retourner à Majorque.

Les personnes du pays ont presque toutes une sorte de voiture, et les nobles ont de ces carrosses du temps de Louis xiv, à boîte évasée, quelques-uns à huit glaces, et dont les roues énormes bravent tous les obstacles. Quatre ou six fortes mules traînent légèrement ces lourdes machines mal suspendues, pompeusement disgracieuses, mais spacieuses et solides, dans lesquelles on franchit au galop et avec une incroyable audace les plus effrayants défilés, non sans en rapporter quelques contusions, bosses à la tête, et tout au moins de fortes courbatures.

Le grave Miguel de Vargas, auteur vraiment espagnol, qui ne plaisante jamais, parle en ces termes de los horrorosos caminos de Mallorca : « En cuyo esencial ramo de policia no se puede ponderar bastantemente el abandono de esta Balear. El que llaman camino es una cadena de precipicios intratables, y el transito desde Palma hasta los montes de Galatzo presenta al infeliz pasagero la muerte a cada paso, » etc.

Aux environs des villes, les chemins sont un peu moins dangereux ; mais ils ont le grave inconvénient d’être resserrés entre deux murailles ou deux fossés qui ne permettent pas à deux voitures de se rencontrer. Le cas échéant, il faut dételer les bœufs de la charette ou les chevaux de la voiture, et que l’un des deux équipages s’en aille à reculons, souvent pendant un long trajet. Ce sont alors d’interminables contestations pour savoir qui prendra ce parti ; et, pendant ce temps, le voyageur, retardé, n’a rien de mieux à faire qu’à répéter la devise majorquine : mucha calma, pour son édification particulière.

Avec le peu de frais où se mettent les Majorquins pour entretenir leurs routes, ils ont l’avantage d’avoir de ces routes-là à discrétion. On n’a que l’embarras du choix. J’ai fait trois fois seulement la route de la Chartreuse à Palma, et réciproquement ; six fois j’ai suivi une route différente, et six fois le birlucho s’est perdu et nous a fait errer par monts et par vaux, sous prétexte de chercher un septième chemin qu’il disait être le meilleur de tous, et qu’il n’a jamais trouvé.

De Palma à Valldemosa on compte trois lieues, mais trois lieues majorquines, qu’on ne fait pas, en trottant bien, en moins de trois heures. On monte insensiblement pendant les deux premières ; à la troisième, on entre dans la montagne et on suit une rampe très-unie (ancien travail des chartreux vraisemblablement), mais très-étroite, horriblement rapide, et plus dangereuse que tout le reste du chemin.

Là on commence à saisir le côté alpestre de Majorque ; mais c’est en vain que les montagnes se dressent de chaque côté de la gorge, c’est en vain que le torrent bondit de roche en roche ; c’est seulement dans le cœur de l’hiver que ces lieux prennent l’aspect sauvage que les Majorquins leur attribuent. Au mois de décembre, et malgré les pluies récentes, le torrent était encore un charmant ruisseau courant parmi des touffes d’herbes et de fleurs ; la montagne était riante, et le vallon encaissé de Valldemosa s’ouvrit devant nous comme un jardin printanier.

Pour atteindre la Chartreuse, il faut mettre pied à terre ; car aucune charrette ne peut gravir le chemin pavé qui y mène, chemin admirable à l’œil par son mouvement hardi, ses sinuosités parmi de beaux arbres, et les sites ravissants qui se déroulent à chaque pas, grandissant de beauté à mesure qu’on s’élève. Je n’ai rien vu de plus riant, et de plus mélancolique en même temps, que ces perspectives où le chêne vert, le caroubier, le pin, l’olivier, le peuplier et le cyprès marient leurs nuances variées en berceaux profonds ; véritables abîmes de verdure, où le torrent précipite sa course sous des buissons d’une richesse somptueuse et d’une grâce inimitable. Je n’oublierai jamais un certain détour de la gorge où, en se retournant, on distingue, au sommet d’un mont, une de ces jolies maisonnettes arabes que j’ai décrites, à demi cachée dans les raquettes de ses nopals, et un grand palmier qui se penche sur l’abîme en dessinant sa silhouette dans les airs. Quand la vue des boues et des brouillards de Paris me jette dans le spleen, je ferme les yeux, et je revois comme dans un rêve cette montagne verdoyante, ces roches fauves et ce palmier solitaire perdu dans un ciel rose.

La chaîne de Valldemosa s’élève de plateaux en plateaux resserrés jusqu’à une sorte d’entonnoir entouré de hautes montagnes et fermé au nord par le versant d’un dernier plateau à l’entrée duquel repose le monastère. Les chartreux ont adouci, par un travail immense,