Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 9, 1856.pdf/213

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
23
UN HIVER À MAJORQUE.

pensée, ils le descendaient vivant et le tenaient caché dans les entrailles de la terre. Ils avaient des vases d’argent ciselés, des calices étincelants de pierreries, des tableaux magnifiques et des madones d’or et d’ivoire ; et cependant l’homme, ce vase d’élection, ce calice rempli de la grâce céleste, cette vivante image de Dieu, ils le livraient vivant au froid de la mort et aux vers du sépulcre. Tel d’entre eux cultivait des roses et des jonquilles avec autant de soin et d’amour qu’on en met à élever un enfant, qui voyait sans pitié son semblable, son frère, blanchir et pourrir dans l’humidité de la tombe.

« Voilà ce que c’est que le moine, mon fils, voilà ce que c’est que le cloître. Férocité brutale d’un côté, de l’autre lâche terreur ; intelligence égoïste ou dévotion sans entrailles, voilà ce que c’est que l’inquisition.

« Et de ce qu’en ouvrant ces caves infectes à la lumière des cieux la main des libérateurs a rencontré quelques colonnes et quelques dorures qu’elle a ébranlées ou ternies, faut-il replacer la dalle du sépulcre sur les victimes expirantes, et verser des larmes sur le sort de leurs bourreaux, parce qu’ils vont manquer d’or et d’esclaves ? »

L’artiste était descendu dans une des caves pour en examiner curieusement les parois. Un instant il essaya de se représenter la lutte que la volonté humaine, ensevelie vivante, pouvait soutenir contre l’horrible désespoir d’une telle captivité. Mais à peine ce tableau se fut-il peint à son imagination vive et impressionnable, qu’elle en fut remplie d’angoisse et de terreur. Il crut sentir ces voûtes glacées peser sur son âme ; ses membres frémirent, l’air manqua à sa poitrine, il se sentit défaillir en voulant s’élancer hors de cet abîme, et il s’écria en étendant les bras vers le moine, qui était resté à l’entrée :

« Aidez-moi, mon père au nom du ciel, aidez-moi à sortir d’ici !

— Eh bien, mon fils, dit le moine en lui tendant la main, ce que tu éprouves en regardant maintenant les étoiles brillantes sur ta tête, imagine comment je l’éprouvai lorsque je revis le soleil après dix ans d’un pareil supplice !

— Vous, malheureux moine ! s’écria le voyageur en se hâtant de marcher vers le jardin ; vous avez pu supporter dix ans de cette mort anticipée sans perdre la raison ou la vie ? Il me semble que, si j’étais resté là un instant de plus, je serais devenu idiot ou furieux. Non, je ne croyais pas que la vue d’un cachot pût produire d’aussi subites, d’aussi profondes terreurs, et je ne comprends pas que la pensée s’y habitue et s’y soumette. J’ai vu les instruments de torture à Venise ; j’ai vu aussi les cachots du palais ducal, avec l’impasse ténébreuse où l’on tombait frappé par une main invisible, et la dalle percée de trous par où le sang allait rejoindre les eaux du canal sans laisser de traces. Je n’ai eu là que l’idée d’une mort plus ou moins rapide. Mais dans ce cachot où je viens de descendre, c’est l’épouvantable idée de la vie qui se présente à l’esprit. Ô mon Dieu ! être là et ne pouvoir mourir !

— Regarde-moi, mon fils, dit le moine en découvrant sa tête chauve et flétrie ; je ne compte pas plus d’années que n’en révèlent ton visage mâle et ton front serein, et pourtant tu m’as pris sans doute pour un vieillard.

« Comment je méritai et comment je supportai ma lente agonie, il n’importe. Je ne demande pas ta pitié ; je n’en ai plus besoin, heureux et jeune que je me sens aujourd’hui en regardant ces murs détruits et ces cachots vides. Je ne veux pas non plus t’inspirer l’horreur des moines ; ils sont libres, je le suis aussi ; Dieu est bon pour tous. Mais, puisque tu es artiste, il te sera salutaire d’avoir connu une de ces émotions sans lesquelles l’artiste ne comprendrait pas son œuvre.

« Et si maintenant tu veux peindre ces ruines sur lesquelles tu venais tout à l’heure pleurer le passé, et parmi lesquelles je reviens chaque nuit me prosterner pour remercier Dieu du présent, ta main et ton génie seront animés peut-être d’une pensée plus haute que celle d’un lâche regret ou d’une stérile admiration. Bien des monuments, qui sont pour les antiquaires des objets d’un prix infini, n’ont d’autre mérite que de rappeler les faits que l’humanité consacra par leur érection, et souvent ce furent des faits iniques ou puérils. Puisque tu as voyagé, tu as vu à Gènes un pont jeté sur un abîme, des quais gigantesques, une riche et pesante église coûteusement élevée dans un quartier désert par la vanité d’un patricien qui ne voulait point passer l’eau ni s’agenouiller dans un temple avec les dévots de sa paroisse. Tu as vu peut-être aussi ces pyramides d’Égypte qui sont l’effrayant témoignage de l’esclavage des nations, ou ces dolmens sur lesquels le sang humain coulait par torrents pour satisfaire la soif inextinguible des divinités barbares. Mais vous autres artistes, vous ne considérez, pour la plupart, dans les œuvres de l’homme que la beauté ou la singularité de l’exécution, sans vous pénétrer de l’idée dont cette œuvre est la forme. Ainsi votre intelligence adore souvent l’expression d’un sentiment que votre cœur repousserait s’il en avait conscience.

« Voilà pourquoi vos propres œuvres manquent souvent de la vraie couleur de la vie, surtout lorsque, au lieu d’exprimer celle qui circule dans les veines de l’humanité agissante, vous vous efforcez froidement d’interpréter celle des morts que vous ne voulez pas comprendre.

— Mon père, répondit le jeune homme, je comprends tes leçons et je ne les rejette pas absolument ; mais crois-tu donc que l’art puisse s’inspirer d’une telle philosophie ? Tu expliques, avec la raison de notre âge, ce qui fut conçu dans un poétique délire par l’ingénieuse superstition de nos pères. Si, au lieu des riantes divinités de la Grèce, nous mettions à nu les banales allégories cachées sous leurs formes voluptueuses ; si, au lieu de la divine madone des Florentins, nous peignions, comme les Hollandais, une robuste servante d’estaminet ; enfin, si nous faisions de Jésus, fils de Dieu, un philosophe naïf de l’école de Platon ; au lieu de divinités nous n’aurions plus que des hommes, de même qu’ici, au lieu d’un temple chrétien, nous n’avons plus sous les yeux qu’un monceau de pierres.

— Mon fils, reprit le moine, si les Florentins ont donné des traits divins à la Vierge, c’est parce qu’ils y croyaient encore ; et si les Hollandais lui ont donné des traits vulgaires, c’est parce qu’ils n’y croyaient déjà plus. Et vous vous flattez aujourd’hui de peindre des sujets sacrés, vous qui ne croyez qu’à l’art, c’est-à-dire à vous-mêmes ! vous ne réussirez jamais. N’essayez donc de retracer que ce qui est palpable et vivant pour vous. »

« Si j’avais été peintre, moi, j’aurais fait un beau tableau consacré à retracer le jour de ma délivrance ; j’aurais représenté des hommes hardis et robustes, le marteau dans une main et le flambeau dans l’autre, pénétrant dans ces limbes de l’inquisition que je viens de te montrer, et relevant de la dalle fétide des spectres à l’œil terne, au sourire effaré. On aurait vu, en guise d’auréole, au-dessus de toutes ces têtes, la lumière des cieux tombant sur elles par la fente des voûtes brisées, et c’eût été un sujet aussi beau, aussi approprié à mon temps que le Jugement dernier de Michel-Ange le fut au sien : car ces hommes du peuple, qui te semblent si grossiers et si méprisables dans l’œuvre de la destruction, m’apparurent plus beaux et plus nobles que tous les anges du ciel ; de même que cette ruine, qui est pour toi un objet de tristesse et de consternation est pour moi un monument plus religieux qu’il ne le fut jamais avant sa chute.

« Si j’étais chargé d’ériger un autel destiné à transmettre aux âges futurs un témoignage de la grandeur et de la puissance du nôtre, je n’en voudrais pas d’autre que cette montagne de débris, au faîte de laquelle j’écrirais ceci sur la pierre consacrée :

« Au temps de l’ignorance et de la cruauté, les hommes adorèrent sur cet autel le Dieu des vengeances et des supplices. Au jour de la justice, et au nom, de l’hu-