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UN HIVER À MAJORQUE.

du sommet de ces dômes fit tomber de l’âme du peuple en sentiment de crainte et de respect qui n’y tenait pas plus que le clocher monacal sur sa base ; et que chacun, sentant remuer ses entrailles par une impulsion mystérieuse et soudaine, s’élança sur le cadavre avec un mélange de courage et d’effroi, de fureur et de remords. Le monachisme protégeait bien des abus et caressait bien des égoïsmes ; la dévotion est bien puissante en Espagne, et sans doute plus d’un démolisseur se repentit et se confessa le lendemain au religieux qu’il venait de chasser de son asile. Mais il y a dans le cœur de l’homme le plus ignorant et le plus aveugle quelque chose qui le fait tressaillir d’enthousiasme quand le destin lui confère une mission souveraine.

Le peuple espagnol avait bâti de ses deniers et de ses sueurs ces insolents palais du clergé régulier, à la porte desquels il venait recevoir depuis des siècles l’obole de la mendicité fainéante et le pain de l’esclavage intellectuel. Il avait participé à ses crimes, il avait trempé dans ses lâchetés. Il avait élevé les bûchers de l’inquisition. Il avait été complice et délateur dans les persécutions atroces dirigées contre des races entières qu’on voulait extirper de son sein. Et quand il eut consommé la ruine de ces juifs qui l’avaient enrichi, quand il eut banni ces Maures auxquels il devait sa civilisation et sa grandeur, il eut pour châtiment céleste la misère et l’ignorance. Il eut la persévérance et la piété de ne pas s’en prendre à ce clergé, son ouvrage, son corrupteur et son fléau. Il souffrit longtemps, courbé sous ce joug façonné de ses propres mains. Et puis, un jour, des voix étranges, audacieuses, firent entendre à ses oreilles et à sa conscience des paroles d’affranchissement et de délivrance. Il comprit l’erreur de ses ancêtres, rougit de son abaissement, s’indigna de sa misère, et malgré l’idolâtrie qu’il conservait encore pour les images et les reliques, il brisa ces simulacres, et crut plus énergiquement à son droit qu’à son culte.

Quelle est donc cette puissance secrète qui transporta tout d’un coup le dévot prosterné, au point de tourner son fanatisme d’un jour contre les objets de l’adoration de toute sa vie ? Ce n’est, à coup sûr, ni le mécontentement des hommes, ni l’ennui des choses. C’est le mécontentement de soi-même, c’est l’ennui de sa propre timidité.

Et le peuple espagnol fut plus grand qu’on ne pense ce jour-là. Il accomplit un fait décisif, et s’ôta à lui-même les moyens de revenir sur sa détermination, comme un enfant qui veut devenir homme, et qui brise ses jouets, afin de ne plus céder à la tentation de les reprendre.

Quant à don Juan Mendizabal (son nom vaut bien la peine d’être prononcé à propos de tels événements), si ce que j’ai appris de son existence politique m’a été fidèlement rapporté, ce serait plutôt un homme de principes qu’un homme de faits, et, selon moi, c’est le plus bel éloge qu’on puisse faire de lui. De ce que cet homme d’État aurait trop présumé de la situation intellectuelle de l’Espagne en de certains jours, et trop douté en de certains autres, de ce qu’il aurait pris parfois des mesures intempestives ou incomplètes, et semé son idée sur des champs stériles où la semence devait être étouffée ou dévorée, c’est peut-être une raison suffisante pour qu’on lui dénie l’habileté d’exécution et la persistance de caractère nécessaires au succès immédiat de ses entreprises ; mais ce n’en est pas une pour que l’histoire, prise d’un point de vue plus philosophique qu’on ne le fait ordinairement, ne le signale un jour comme un des esprits les plus généreux et les plus ardemment progressifs de l’Espagne[1].

Ces réflexions me vinrent souvent parmi les ruines des couvents de Majorque, lorsque j’entendais maudire son nom, et qu’il n’était peut-être pas sans inconvénient pour nous de le prononcer avec éloge et sympathie. Je me disais alors qu’en dehors des questions politiques du moment, pour lesquelles il m’est bien permis de n’avoir ni goût ni intelligence, il y avait un jugement synthétique que je pouvais porter sur les hommes et même sur les faits, sans crainte de m’abuser. Il n’est pas si nécessaire qu’on le croit et qu’on le dit de connaître directement une nation, d’en avoir étudié à fond les mœurs et la vie matérielle, pour se faire une idée droite, et concevoir un sentiment vrai de son histoire, de son avenir, de sa vie morale en un mot. Il me semble qu’il y a dans l’histoire générale de la vie humaine une grande ligne à suivre et qui est la même pour tous les peuples, et à laquelle se rattachent tous les fils de leur histoire particulière. Cette ligne, c’est le sentiment et l’action perpétuelle de l’idéal, ou, si l’on veut, de la perfectibilité, que les hommes ont porté en eux-mêmes, soit à l’état d’instinct aveugle, soit à l’état de théorie lumineuse. Les hommes vraiment éminents l’ont tous ressenti et pratiqué plus ou moins à leur manière, et les plus hardis, ceux qui en ont eu la plus lucide révélation, et qui ont frappé les plus grands coups dans le présent pour hâter le développement de l’avenir, sont ceux que les contemporains ont presque toujours le plus mal jugés. On les a flétris et condamnés sans les connaître, et ce n’est qu’en recueillant le fruit de leur travail qu’on les a replacés sur le piédestal d’où quelques déceptions passagères, quelques revers incompris les avaient fait descendre.

Combien de noms fameux dans notre révolution ont été tardivement et timidement réhabilités ! et combien leur mission et leur œuvre sont encore mal comprises et mal développées ! En Espagne, Mendizabal a été un des ministres les plus sévèrement jugés, parce qu’il a été le plus courageux, le seul courageux peut-être ; et l’acte qui marque sa courte puissance d’un souvenir ineffaçable, la destruction radicale des couvents, lui a été si durement reproché, que j’éprouve le besoin de protester ici en faveur de cette audacieuse résolution et de l’enivrement avec lequel le peuple espagnol l’adopta et la mit en pratique.

Du moins c’est le sentiment dont mon âme fut remplie soudainement à la vue de ces ruines que le temps n’a pas encore noircies, et qui, elles aussi, semblent protester contre le passé et proclamer le réveil de la vérité chez le peuple. Je ne crois pas avoir perdu le goût et le respect des arts, je ne sens pas en moi des instincts de vengeance et de barbarie ; enfin je ne suis pas de ceux qui disent que le culte du beau est inutile, et qu’il faut dégrader les monuments pour en faire des usines ; mais un couvent de l’inquisition rasé par le bras populaire est une page de l’histoire tout aussi grande, tout aussi instructive, tout aussi émouvante qu’un aqueduc romain ou un amphithéâtre. Une administration gouvernementale qui ordonnerait de sang-froid la destruction d’un temple, pour quelque raison d’utilité mesquine ou d’économie ridicule, ferait un acte grossier et coupable ; mais un chef politique qui, dans un jour dé-

  1. Cette pensée droite, ce sentiment élevé de l’histoire, a inspiré M. Marliani lorsqu’il a tracé l’éloge de M. Mendizabal en tête de la critique de son ministère : « … Ce qu’on ne pourra jamais lui refuser, ce dont des qualités d’autant plus admirables qu’elles se sont rarement trouvées dans les hommes qui l’ont précédé au pouvoir : c’est une foi vive dans l’avenir du pays, c’est un dévouement sans bornes à la cause de la liberté, c’est un sentiment passionné de nationalité, un élan sincère vers les idées progressives et même révolutionnaires pour opérer les réformes que réclame l’état de l’Espagne ; c’est une grande tolérance, une grande générosité envers ses ennemis ; c’est enfin un désintéressement personnel qui lui a fait en tout temps et en toute occasion sacrifier ses intérêts à ceux de sa patrie, et qu’il a porté assez loin pour être sorti de ses différents ministères sans un ruban à sa boutonnière… Il est le premier ministre qui ait pris au sérieux la régénération de son pays. Son passage aux affaires a marqué un progrès réel. Le ministre parlait cette fois le langage du patriote. Il n’eut pas la force d’abolir la censure, mais il eut la générosité de délivrer la presse de toute entrave en faveur de ses ennemis contre lui-même. Il soumit ses actes administratifs au libre examen de l’opinion publique ; et quand une opposition violente s’éleva contre lui du sein des cortès, soulevée par ses anciens amis, il eut assez de grandeur d’âme pour respecter la liberté du député dans le fonctionnaire public. Il déclara à la tribune qu’il se couperait la main plutôt que de signer la destitution d’un député qui avait été comblé de ses bienfaits et qui était devenu son plus ardent ennemi politique. Noble exemple donné par M. Mendizabal avec d’autant plus de mérite qu’il n’avait en ce genre aucun modèle à suivre ! Depuis il ne s’est pas trouvé de disciples de cette vertueuse tolérance. » (Histoire politique de l’Espagne moderne, par M. Marliani.)