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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

tivité, l’inaction et la douleur des maux qu’éprouvait sa compagne avaient de nouveau ébranlé la raison d’Albert. Il ne paraît cependant point que leur amour en fût devenu moins tendre, leur âme moins fière et leur conduite moins pure. Les Invisibles avaient disparu sous la persécution. L’œuvre avait été ruinée, surtout par les charlatans qui avaient spéculé sur l’enthousiasme des idées nouvelles et l’amour du merveilleux. Persécuté de nouveau comme franc-maçon dans les pays d’intolérance et de despotisme, Albert dut se réfugier en France ou en Angleterre. Peut-être y continua-t-il sa propagande ; mais ce dut être parmi le peuple, et ses travaux, s’ils portèrent leurs fruits, n’eurent aucun éclat.

Ici il y a une grande lacune, à laquelle notre imagination ne peut suppléer. Mais un dernier document authentique et très-détaillé nous fait retrouver, vers l’année 1774, le couple errant dans la forêt de Bohême. Nous allons transcrire ce document tel qu’il nous est parvenu. Ce sera pour nous le dernier mot sur Albert et Consuelo ; car ensuite, de leur vie et de leur mort nous ne savons absolument rien.


LETTRE DE PHILON[1]

À IGNACE JOSEPH MARTINOWICZ,

Professeur de physique à l’université de Lemberg.


Emportés dans son tourbillon comme les satellites d’un astre roi, nous avons suivi Spartacus[2] à travers les sentiers escarpés, et sous les plus silencieux ombrages du Bœhmerwald. Ô ami ! que n’étiez-vous là ! Vous eussiez oublié de ramasser des cailloux dans le lit argenté des torrents, d’interroger tour à tour les veines et les ossements de notre mystérieuse aïeule, terra parens. La parole ardente du maître nous donnait des ailes ; nous franchissions les ravins et les cimes sans compter nos pas, sans regarder à nos pieds les abîmes que nous dominions, sans chercher à l’horizon le gîte lointain où nous devions trouver le repos du soir. Jamais Spartacus ne nous avait paru plus grand et plus pénétré de la toute-puissante vérité. Les beautés de la nature agissent sur son imagination comme celles d’un grand poëme ; et à travers les éclairs de son enthousiasme, jamais son esprit d’analyse savante et de combinaison ingénieuse ne l’abandonne entièrement. Il explique le ciel et les astres, et la terre et les mers, avec la même clarté, le même ordre, qui président à ses dissertations sur le droit et les choses arides de ce monde. Mais comme son âme s’agrandit, quand, seul et libre avec ses disciples élus, sous l’azur des cieux constellés, ou en face de l’aube rougie des feux précurseurs du soleil, il franchit le temps et l’espace pour embrasser d’un coup d’œil la race humaine dans son ensemble et dans ses détails, pour pénétrer le destin fragile des empires et l’avenir imposant des peuples ! Vous l’avez entendu dans sa chaire, ce jeune homme à la parole lucide ; que ne l’avez-vous vu et entendu sur la montagne, cet homme en qui la sagesse devance les années, et qui semble avoir vécu parmi les hommes depuis l’enfance du monde !

Arrivés à la frontière, nous saluâmes la terre qui vit les exploits du grand Ziska, et nous nous inclinâmes encore plus bas devant les gouffres qui servirent de tombes aux martyrs de l’antique liberté nationale. Là nous résolûmes de nous séparer, afin de diriger nos recherches et nos informations sur tous les points à la fois. Caton[3] prit vers le nord-est, Celse[4] vers le sud-est, Ajax[5] suivit la direction transversale d’occident en orient, et le rendez-vous général fut à Pilsen.

Spartacus me garda avec lui, et résolut d’aller au hasard, comptant, disait-il, sur la fortune, sur une certaine inspiration secrète qui devait nous diriger. Je m’étonnai un peu de cet abandon du calcul et du raisonnement ; cela me semblait contraire à ses habitudes de méthode.

« Philon, me dit-il quand nous fûmes seuls, je crois bien que les hommes comme nous sont ici-bas les ministres de la Providence : mais penses-tu que je la croie inerte et dédaigneuse, cette Providence maternelle par laquelle nous sentons, nous voulons et nous agissons ! J’ai remarqué que tu étais plus favorisé d’elle que moi ; tes desseins réussissent presque toujours. En avant donc ! je te suis, et j’ai foi en ta seconde vue, cette clarté mystérieuse qu’invoquaient naïvement nos ancêtres de l’illuminisme, les pieux fanatiques du passé ! »

Il semble vraiment que le maître ait prophétisé. Avant la fin du second jour, nous avions trouvé l’objet de nos recherches, et voici comment je fus l’instrument de la destinée.

Nous étions parvenus à la lisière du bois, et le chemin se bifurquait devant nous. L’un s’enfonçait en fuyant vers les basses terres, l’autre côtoyait les flancs adoucis de la montagne.

« Par où prendrons-nous ? me dit Spartacus en s’asseyant sur un fragment de rocher. Je vois par ici des champs cultivés, des prairies, de chétives cabanes. On nous a dit qu’il était pauvre ; il doit vivre avec les pauvres. Allons nous informer de lui auprès des humbles pasteurs de la vallée.

— Non, maître, lui répondis-je en lui montrant le chemin à mi-côte : je vois sur ma droite des mamelons escarpés, et les murailles croulantes d’un antique manoir. On nous a dit qu’il était poëte ; il doit aimer les ruines et la solitude.

— Aussi bien, reprit Spartacus en souriant, je vois Vesper qui monte, blanc comme une perle, dans le ciel encore rose, au-dessus des ruines du vieux domaine. Nous sommes les bergers qui cherchent un prophète, et l’étoile miraculeuse marche devant nous. »

Nous eûmes bientôt atteint les ruines. C’était une construction imposante, bâtie à diverses époques ; mais les vestiges du temps de l’empereur Charles gisaient à côté de ceux de la féodalité. Ce n’étaient pas les siècles, c’était la main des hommes qui avait présidé récemment à cette destruction. Il faisait encore grand jour quand nous gravîmes le revers d’un fossé desséché, et quand nous pénétrâmes sous la herse rouillée et immobile. Le premier objet que nous rencontrâmes, assis sur les décombres, à l’entrée du préau, fut un vieillard couvert de haillons bizarres, et plus semblable à un homme du temps passé qu’à un contemporain. Sa barbe, couleur d’ivoire jauni, tombait sur sa poitrine, et sa tête chauve brillait comme la surface d’un lac aux derniers rayons du soleil. Spartacus tressaillit, et, s’approchant de lui à la hâte, lui demanda le nom du château. Le vieillard parut ne pas nous entendre ; il fixa sur nous des yeux vitreux qui semblaient ne pas voir. Nous lui demandâmes son nom ; il ne nous répondit pas : sa physionomie n’exprimait qu’une indifférence rêveuse. Cependant ses traits socratiques n’annonçaient pas l’abrutissement de l’idiotisme ; il y avait dans sa laideur cette certaine beauté qui vient d’une âme pure et sereine. Spartacus lui mit une pièce d’argent dans la main ; il la porta très-près de ses yeux, et la laissa tomber sans paraître en comprendre l’usage.

« Est-il possible, dis-je au maître, qu’un vieillard totalement privé de l’usage de ses sens et de sa raison

  1. Probablement le célèbre baron de Knigge, connu sous le nom de Philon dans l’ordre des illuminés.
  2. On sait que c’était le nom de guerre d’Adam Weishaupt. Est-ce réellement de lui qu’il est question ici ? Tout porte à le croire.
  3. Sans doute Xavier Zwack, qui fut conseiller aulique et subit l’exil pour avoir été un des principaux chefs de l’Illuminisme.
  4. Bader, qui fut médecin de l’électrice douairière, illuminé.
  5. Massenhausen, qui fut conseiller à Munich, illuminé.