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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

secret dans ses Mémoires, il avait été repris et enfermé à Magdebourg, où il consuma les dix plus belles années de sa jeunesse, dans un cachot affreux, assis sur une pierre qui portait son épitaphe anticipée : Ci-gît Trenck, et chargé de quatre-vingts livres de fers. Tout le monde connaît cette célèbre infortune, les circonstances odieuses qui l’accompagnèrent, telles que les angoisses de la faim qu’on lui fit subir pendant dix-huit mois, et le soin de faire bâtir une prison pour lui aux frais de sa sœur, pour punir celle-ci, en la ruinant, de lui avoir donné asile ; ses miraculeuses tentatives d’évasion, l’incroyable énergie qui ne l’abandonna jamais et que déjouèrent ses imprudences chevaleresques ; ses travaux d’art dans la prison, les merveilleuses ciselures qu’il vint à bout de faire avec une pointe de clou sur des gobelets d’étain, et dont les sujets allégoriques et les devises en vers sont si profondes et si touchantes[1] ; enfin, ses relations secrètes, en dépit de tout, avec la princesse Amélie de Prusse ; le désespoir où celle-ci se consuma, le soin qu’elle prit de s’enlaidir avec une liqueur corrosive qui lui fit presque perdre la vue, l’état déplorable où elle réduisit volontairement sa propre santé afin d’échapper à la nécessité du mariage, la révolution affreuse qui s’opéra dans son caractère ; enfin, ces dix années de désolation qui firent de Trenck un martyr, et de son illustre amante une femme vieille, laide et méchante, au lieu d’un ange de douceur et de beauté qu’elle avait été naguère et qu’elle eût pu continuer d’être dans le bonheur[2]. Tout cela est historique, mais on ne s’en est pas assez souvenu quand on a tracé le portrait de Frédéric le Grand. Ce crime, accompagné de cruautés gratuites et raffinées, est une tache ineffaçable à la mémoire du despote philosophe.

Enfin, Trenck fut mis en liberté, comme l’on sait, grâce à l’intervention de Marie-Thérèse, qui le réclama comme son sujet ; et cette protection tardive lui fut acquise enfin par les soins du frotteur de la chambre de Sa Majesté, le même que notre Karl. Il y a, sur les ingénieuses intrigues de ce magnanime plébéien auprès de sa souveraine, des pages bien curieuses et bien attendrissantes dans les mémoires du temps.

Pendant les premières années de la captivité de Trenck, son cousin, le fameux pandoure, victime d’accusations plus méritées, mais non moins haineuses et cruelles, était mort empoisonné, au Spielberg. À peine libre, Trenck le Prussien vint à Vienne réclamer l’immense succession de Trenck l’Autrichien. Mais Marie-Thérèse n’était point du tout d’avis de la lui rendre. Elle avait profité des exploits du pandoure, elle l’avait puni de ses violences, elle voulait profiter de ses rapines, et elle en profita en effet. Comme Frédéric ii, comme toutes les grandes intelligences couronnées, tandis que la puissance de son rôle éblouissait les masses, elle ne se faisait pas faute de ces secrètes iniquités dont Dieu et les hommes demanderont compte au jour du jugement, et qui pèseront autant dans un plateau de la balance que les vertus officielles dans l’autre. Conquérants et souverains, c’est en vain que vous employez vos trésors à bâtir des temples : vous n’en êtes pas moins des impies, quand une seule pièce de cet or est le prix du sang et de la souffrance. C’est en vain que vous soumettez des races entières par l’éclat de vos armes : les hommes les plus aveuglés par le prestige de la gloire vous reprocheront un seul homme, un seul brin d’herbe froidement brisé. La muse de l’histoire, encore aveugle et incertaine, accorde presque qu’il est dans le passé de grands crimes nécessaires et justiciables ; mais la conscience inviolable de l’humanité proteste contre sa propre erreur, en réprouvant du moins les crimes inutiles au succès des grandes causes.

Les desseins cupides de l’impératrice furent merveilleusement secondés par ses mandataires, les agents ignobles qu’elle avait nommés curateurs des biens du pandoure, et les magistrats prévaricateurs qui prononcèrent sur les droits de l’héritier. Chacun eut sa part à la curée. Marie-Thérèse crut se faire celle du lion ; mais ce fut en vain que, quelques années plus tard, elle envoya à la prison et aux galères les infidèles complices de cette grande dilapidation : elle ne put rentrer complètement dans les bénéfices de l’affaire. Trenck fut ruiné, et n’obtint jamais justice. Rien ne nous a mieux fait connaître le caractère de Marie-Thérèse que cette partie des Mémoires de Trenck où il rend compte de ses entretiens avec elle à ce sujet. Sans s’écarter du respect envers la royauté, qui était alors une religion officielle pour les patriciens, il nous fait pressentir la sécheresse, l’hypocrisie et la cupidité de cette grande femme, réunion de contrastes, caractère sublime et mesquin, naïf et fourbe, comme toutes les belles âmes aux prises avec la corruption de la puissance absolue, cette cause anti-humaine de tout mal, cet écueil inévitable contre lequel tous les nobles instincts sont fatalement entraînés à se briser. Résolue d’éconduire le plaignant, la souveraine daigna souvent le consoler, lui rendre l’espérance, lui promettre sa protection contre les juges infâmes qui le dépouillaient ; et à la fin, feignant d’avoir échoué dans la poursuite de la vérité et de ne plus rien comprendre au dédale de cet interminable procès, elle lui offrit, pour dédommagement, un chétif grade de major et la main d’une vieille dame laide, dévote et galante. Sur le refus de Trenck, la matrimoniomane impératrice lui déclara qu’il était un fou, un présomptueux, qu’elle ne savait aucun moyen de satisfaire son ambition, et lui tourna le dos pour ne plus s’occuper de lui. Les raisons qu’on avait fait valoir pour confisquer la succession du pandoure avaient varié selon les personnes et les circonstances. Tel tribunal avait décidé que le pandoure, mort sous le poids d’une condamnation infamante, n’avait pas été apte à tester ; tel autre, que s’il y avait un testament valide, les droits de l’héritier, comme sujet prussien, ne l’étaient pas ; tel autre, enfin, que les dettes du défunt absorbaient au-delà de la succession, etc. On éleva incident sur incident ; on vendit maintes fois la justice au réclamant, et on ne la lui fit jamais[3].

Pour dépouiller et proscrire Albert, on n’eut pas besoin de tous ces artifices, et la spoliation s’opéra sans doute sans tant de façons. Il suffisait de le considérer comme mort, et de lui interdire le droit de ressusciter mal à propos. Albert n’avait bien certainement rien réclamé. Nous savons seulement qu’à l’époque de son arrestation, la chanoinesse Wenceslawa venait de mourir à Prague, où elle était venue pour se faire traiter d’une ophtalmie aiguë. Albert, apprenant qu’elle était à l’extrémité, ne put résister à la voix de son cœur, qui lui criait d’aller fermer les yeux à sa chère parente. Il quitta Consuelo à la frontière d’Autriche, et courut à Prague. C’était la première fois qu’il remettait le pied en Allemagne depuis l’année de son mariage. Il se flattait qu’une absence de dix ans, et certaines précautions d’ajustement l’empêcheraient d’être reconnu, et il approcha

  1. On en a encore dans quelques musées particuliers de l’Allemagne.
  2. Voir dans Thiébault le portrait de l’abbesse de Quedlimbourg et les curieuses révélations qui s’y rattachent.
  3. Nous rappellerons ici au lecteur, pour ne plus y revenir, le reste de l’histoire de Trenck. Il vieillit dans la pauvreté, occupa son énergie par la publication de journaux d’une opposition fort avancée pour son temps, et, marié à une femme de son choix, père de nombreux enfants, persécuté pour ses opinions, pour ses écrits, et sans doute aussi pour son affiliation aux sociétés secrètes, il se réfugia en France dans une vieillesse avancée. Il y fut accueilli avec l’enthousiasme et la confiance des premiers temps de la Révolution. Mais, destiné à être la victime des plus funestes méprises, il fut arrêté comme agent étranger à l’époque de la terreur et conduit à l’échafaud. Il y marcha avec une grande fermeté. Il s’était vu naguère préconisé et représenté sur la scène dans un mélodrame qui retraçait l’histoire de sa captivité et de sa délivrance. Il avait salué avec transport la liberté française. Sur la fatale charrette, il disait en souriant : « Ceci est encore une comédie. »

    Il n’avait revu la princesse Amélie qu’une seule fois depuis plus de soixante ans. En apprenant la mort de Frédéric le Grand, il avait couru à Berlin. Les deux amants, effrayés d’abord à la vue l’un de l’autre, fondirent en larmes, et se jurèrent une nouvelle affection. L’abbesse lui ordonna de faire venir sa femme, se chargea de leur fortune, et voulut prendre une de ses filles auprès d’elle pour lectrice ou gouvernante ; mais elle ne put tenir ses promesses : au bout de huit jours elle était morte ! — Les Mémoires de Trenck, écrits avec la passion d’un jeune homme et la prolixité d’un vieillard, sont pourtant un des monuments les plus nobles et les plus attachants de l’histoire du siècle dernier.