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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

pieux et juste, au lieu d’un bandit que la justice féroce des nations eût poussé au meurtre, et corrigé à l’aide du fouet et de la potence.

— Noble sœur, dit le prince placé en cet instant à la droite de Consuelo, vous aviez donné à Roswald de grandes leçons de religion et de clémence à ce cœur égaré par le désespoir, mais doué des plus nobles instincts. Son éducation a été ensuite rapide et facile ; et quand nous avions quelque chose de bon à lui enseigner, il s’y confiait d’emblée en s’écriant : « C’est ce que me disait la signora ! » Soyez certaine qu’il serait plus aisé qu’on ne le pense d’éclairer et de moraliser les hommes les plus rudes, si on le voulait bien. Relever leur condition, et leur inoculer l’estime d’eux-mêmes, en commençant par les estimer et les aimer, ne demande qu’une charité sincère et le respect de la dignité humaine. Vous voyez cependant que ces braves gens ne sont encore initiés qu’à des grades inférieurs : c’est que nous consultons la portée de leur intelligence et leurs progrès dans la vertu pour les admettre plus ou moins dans nos mystères. Le vieux Matteus a deux grades de plus que Karl ; et s’il ne dépasse pas celui qu’il occupe maintenant, ce sera parce que son esprit et son cœur n’auront pas pu aller plus loin. Aucune bassesse d’extraction, aucune humilité de condition sociale ne nous arrêteront jamais ; et vous voyez ici Gottlieb le cordonnier, le fils du geôlier de Spandaw, admis à un grade égal au vôtre, bien que dans ma maison il remplisse, par goût et par habitude, des fonctions subalternes. Sa vive imagination, son ardeur pour l’étude, son enthousiasme pour la vertu, en un mot la beauté incomparable de l’âme qui habite ce vilain corps, l’ont rendu bien vite digne d’être traité comme un égal et comme un frère dans l’intérieur du temple. Il n’y avait presque rien à donner en fait d’idées et de vertus à ce noble enfant. Il en avait trop au contraire ; il fallait calmer en lui un excès d’exaltation, et le traiter des maladies morales et physiques qui l’eussent conduit à la folie. L’immoralité de son entourage et la perversité du monde officiel l’eussent irrité sans le corrompre ; mais nous seuls, armés de l’esprit de Jacques Bœhm et de la véritable explication de ses profonds symboles, nous pouvions le convaincre sans le désenchanter, et redresser les écarts de sa poésie mystique sans refroidir son zèle et sa foi. Vous devez remarquer que la cure de cette âme a réagi sur le corps, que sa santé est revenue comme par enchantement, et que sa bizarre figure est déjà transformée. »

Après le repas, on reprit les manteaux, et on se promena sur le revers adouci de la colline qu’ombrageait le bois sacré. Les ruines du vieux château réservé aux épreuves dominaient ce beau site, dont Consuelo reconnut peu à peu les sentiers, parcourus à la hâte durant une nuit d’orage peu de temps auparavant. La source abondante qui s’échappait d’une grotte rustiquement taillée dans le roc, et consacrée jadis à une dévotion superstitieuse, courait, en murmurant, parmi les bruyères, vers le fond du vallon, où elle formait le beau ruisseau que la captive du pavillon connaissait si bien. Des allées, naturellement couvertes d’un sable fin, argenté par la lune, se croisaient sous ces beaux ombrages, où les groupes errants se rencontraient, se mêlaient, et échangeaient de doux entretiens. De hautes barrières à claire-voie fermaient cet enclos, dont le kiosque vaste et riche passait pour un cabinet d’étude, retraite favorite du prince, et interdite aux oisifs et aux indiscrets. Les frères servants se promenaient aussi, par groupes, mais en suivant les barrières, et en faisant le guet pour avertir les frères, en cas d’approche d’un profane. Ce danger n’était pas très à redouter. Le duc paraissait s’occuper seulement des mystères maçonniques, comme en effet, il s’en occupait secondairement ; mais la franc-maçonnerie était tolérée dès lors par les lois et protégée par les princes qui y étaient ou qui s’y croyaient initiés. Personne ne soupçonnait l’importance des grades supérieurs, qui, de degré en degré, aboutissaient au tribunal des Invisibles.

D’ailleurs, en ce moment, la fête ostensible qui illuminait au loin la façade du palais ducal absorbait trop les nombreux hôtes du prince, pour qu’on songeât à quitter les brillantes salles et les nouveaux jardins pour les rochers et les ruines du vieux parc. La jeune margrave de Bareith, amie intime du duc, faisait pour lui les honneurs de la fête. Il avait feint une indisposition pour disparaître ; et aussitôt après le banquet des Invisibles, il alla présider le souper de ses illustres hôtes du palais. En voyant briller bien loin ces lumières, Consuelo, appuyée sur le bras d’Albert, se ressouvint d’Anzoleto, et s’accusa naïvement, devant son époux qui le lui reprochait, d’un instant de cruauté et d’ironie envers le compagnon chéri de son enfance.

« Oui, c’était un mouvement coupable, lui dit-elle ; mais j’étais bien malheureuse dans ce moment-là. J’étais résolue à me sacrifier au comte Albert, et les malicieux et cruels Invisibles me jetaient encore une fois dans les bras du dangereux Liverani. J’avais la mort dans l’âme. Je retrouvais avec délices celui dont il fallait se séparer avec désespoir, et Marcus voulait me distraire de ma souffrance en me faisant admirer le bel Anzoleto ! Ah ! je n’aurais jamais cru le revoir avec tant d’indifférence ! Mais je m’imaginais être condamnée à l’épreuve de chanter avec lui, et j’étais prête à le haïr de m’enlever ainsi mon dernier instant, mon dernier rêve de bonheur. À présent, ô mon ami, je pourrai le revoir sans amertume, et le traiter avec indulgence. Le bonheur rend si bon et si clément ! Puissé-je lui être utile un jour, et lui inspirer l’amour sérieux de l’art, sinon le goût de la vertu !

— Pourquoi en désespérer ? dit Albert. Attendons-le dans un jour de malheur et d’abandon. Maintenant au milieu de ses triomphes, il serait sourd aux conseils de la sagesse. Mais qu’il perde sa voix et sa beauté, nous nous emparerons peut-être de son âme.

— Chargez-vous de cette conversion, Albert.

— Non pas sans vous, ma Consuelo.

— Vous ne craignez donc pas les souvenirs du passé ?

— Non ; je suis présomptueux au point de ne rien craindre. Je suis sous la puissance du miracle.

— Et moi aussi, Albert, je ne saurais douter de moi-même ! Oh ! vous avez bien raison d’être tranquille ! »

Le jour commençait à poindre, et l’air pur du matin faisait monter mille senteurs exquises. On était dans les plus beaux jours de l’été. Les rossignols chantaient sous la feuillée, et se répondaient d’une colline à l’autre. Les groupes qui se formaient à chaque instant autour des deux époux, loin de leur être importuns, ajoutaient à leur pure ivresse les douceurs d’une amitié fraternelle, ou tout au moins des plus exquises sympathies. Tous les Invisibles présents à cette fête furent présentés à Consuelo, comme les membres de sa nouvelle famille. C’était l’élite des talents, des intelligences et des vertus de l’ordre : les uns illustres dans le monde du dehors, d’autres obscurs dans ce monde-là, mais illustres dans le temple par leurs travaux et leurs lumières. Plébéiens et patriciens étaient mêlés dans une tendre intimité. Consuelo dut apprendre leurs véritables noms et ceux plus poétiques qu’ils portaient dans le secret de leurs relations fraternelles : c’étaient Vesper, Ellops, Péon, Hylas, Euryale, Bellérophon, etc. Jamais elle ne s’était vue entourée d’un choix aussi nombreux d’âmes nobles et de caractères intéressants. Les récits qu’ils lui faisaient de leurs travaux de prosélytisme, des dangers qu’ils avaient affrontés et des résultats obtenus, la charmaient comme autant de poëmes dont elle n’aurait pas cru la réalité conciliable avec le train du monde insolent et corrompu qu’elle avait traversé. Ces témoignages d’amitié et d’estime qui allaient jusqu’à l’attendrissement et à l’effusion, et qui n’étaient pas entachés de la moindre banalité de galanterie, ni de la moindre insinuation de familiarité dangereuse, ce langage élevé, ce charme de relations où l’égalité et la fraternité étaient réalisées dans ce qu’elles peuvent avoir de plus sublime ; cette belle aube dorée qui se levait sur la vie en même temps que dans le ciel, tout cela fut comme un rêve divin dans l’existence de Consuelo et d’Albert. Enlacés