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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

monsieur, vous m’avez fait bien du mal sans le savoir : vous m’avez montré une personne que je ne songeais point à revoir jamais, et vous me la donnez maintenant pour vivante, tandis que je lui ai fermé les yeux il y a six mois. » Voilà, messieurs, continua Frédéric, comment ces sorciers se trompent en voulant tromper les autres, et comment leurs trames sont déjouées par un ressort qui manque à leur police secrète. Ils pénètrent jusqu’à un certain point les mystères des familles et celui des affections intimes. Comme toutes les histoires de ce monde se ressemblent plus ou moins, et qu’en général les gens enclins au merveilleux n’y regardent pas de si près, ils tombent juste vingt fois sur trente ; mais dix fois sur trente ils donnent à côté, et on n’y fait pas attention, tandis qu’on fait grand bruit des épreuves qui ont réussi. C’est absolument comme dans les horoscopes, où l’on vous prédit une série banale d’événements qui doivent nécessairement arriver à tout le monde, tels que voyages, maladies, perte d’un ami ou d’un parent, héritage, rencontre, lettre intéressante, et autres lieux communs de la vie humaine. Voyez un peu cependant à quelles catastrophes et à quels chagrins domestiques les fausses révélations d’un Cagliostro exposent des esprits faibles et passionnés ! Qu’un mari se fie à cela et tue sa femme innocente ; qu’une mère devienne folle de douleur en croyant voir expirer son fils absent, et mille autres désastres qu’a occasionnés la prétendue science divinatoire des magiciens ! Tout cela est infâme, et convenez que j’ai eu raison d’éloigner de mes États ce Cagliostro qui devine si juste, et qui donne de si bonnes nouvelles des gens morts et enterrés.

— Tout cela est bel et bon, dit La Mettrie, mais ne m’explique pas comment la Porporina de Votre Majesté a vu debout cet homme mort. Car enfin, si elle est douée de fermeté et de raison, comme Votre Majesté l’affirme, cela prouve contre l’argument de Votre Majesté. Le sorcier s’est trompé, il est vrai, en tirant de son magasin un mort pour un vivant qu’on lui demandait ; mais il n’en est que plus certain qu’il dispose de la mort et de la vie ; et, en cela, il en sait plus long que Votre Majesté, laquelle, n’en déplaise à Votre Majesté, a fait tuer beaucoup d’hommes à la guerre, et n’en a jamais pu ressusciter un seul.

— Ainsi nous croirons au diable, mon cher sujet, dit le roi, riant des regards comiques que lançait La Mettrie à Quintus Icilius, chaque fois qu’il prononçait avec emphase le titre de Majesté.

— Pourquoi ne croirions-nous pas à ce pauvre compère Satan, qui est si calomnié et qui a tant d’esprit ? repartit La Mettrie.

— Au feu le manichéen ! dit Voltaire en approchant une bougie de la perruque du jeune médecin.

— Enfin, sublime Fritz, reprit celui-ci, je vous ai posé un argument embarrassant : ou la charmante Porporina est folle et crédule, et elle a vu son mort ; ou elle est philosophe, et n’a rien vu du tout. Cependant elle a eu peur, elle en convient ?

— Elle n’a pas eu peur, dit le roi, elle a eu du chagrin, comme on en éprouverait à la vue d’un portrait qui vous rappellerait exactement une personne aimée qu’on sait trop que l’on ne reverra plus. Mais s’il faut que je vous dise tout, je pense un peu qu’elle a eu peur après coup, et que sa force morale n’est pas sortie de cette épreuve aussi saine qu’elle y est entrée. Depuis ce temps, elle a été sujette à des accès de mélancolie noire, qui sont toujours une preuve de faiblesse ou de désordre dans nos facultés. Je suis sûr qu’elle a l’esprit frappé, bien qu’elle le nie. On ne joue pas impunément avec le mensonge. L’espèce d’attaque qu’elle a eue ce soir est, selon moi, une conséquence de tout cela ; et je parierais qu’il y a dans sa cervelle troublée quelque frayeur de la puissance magique attribuée à M. de Saint-Germain. On m’a dit que depuis qu’elle est rentrée chez elle, elle n’a fait que pleurer.

— Ah ! cela, vous me permettrez de n’en rien croire, chère Majesté, dit La Mettrie. Vous avez été la voir, donc elle ne pleure plus.

— Vous êtes bien curieux, Panurge, de savoir le but de ma visite ? Et vous aussi, d’Argens, qui ne dites rien, et qui avez l’air de n’en pas penser davantage ? Et vous aussi, peut-être, cher Voltaire, qui ne dites mot non plus, et qui n’en pensez pas moins, certainement ?

— Comment ne serait-on pas curieux de tout ce que Frédéric le Grand juge à propos de faire ? répondit Voltaire, qui fit un effort de complaisance en voyant le roi en train de parler ; peut-être que certains hommes n’ont le droit de rien cacher, lorsque la moindre de leurs paroles est un précepte, et la moindre de leurs actions un exemple.

— Mon cher ami, vous voulez me donner de l’orgueil. Qui n’en aurait d’être loué par Voltaire ? Cela n’empêche pas que vous ne vous soyez pas moqué de moi pendant un quart d’heure que j’ai été absent. Eh bien ! pendant ce quart d’heure, pourtant, vous ne pouvez supposer que j’aie eu le temps d’aller jusqu’auprès de l’Opéra, où demeure la Porporina, de lui réciter un long madrigal, et d’en revenir à pied, car j’étais à pied.

— Bah ! sire, l’Opéra est bien près d’ici, dit Voltaire, et il ne vous faut pas plus de temps que cela pour gagner une bataille.

— Vous vous trompez, il faut beaucoup plus de temps, répliqua le roi assez froidement ; demandez à Quintus Icilius. Quant au marquis, qui connaît si bien la vertu des femmes de théâtre, il vous dira qu’il faut plus d’un quart d’heure pour les conquérir.

— Eh ! eh ! sire, cela dépend.

— Oui, cela dépend : mais j’espère pour vous que mademoiselle Cochois vous a donné plus de peine. Tant il y a, messieurs, que je n’ai pas vu mademoiselle Porporina cette nuit, et que j’ai été seulement parler à sa servante, et m’informer de ses nouvelles.

— Vous, sire ? s’écria La Mettrie.

— J’ai voulu lui porter moi-même un flacon dont je me suis souvenu tout à coup d’avoir éprouvé de très-bons effets, quand j’étais sujet à des spasmes d’estomac qui me faisaient quelquefois perdre connaissance. Eh bien, vous ne dites mot ? Vous voilà tous ébahis ? Vous avez envie de donner des louanges à ma bonté paternelle et royale, et vous n’osez pas, parce qu’au fond du cœur, vous me trouvez parfaitement ridicule.

— Ma foi, sire, si vous êtes amoureux comme un simple mortel, je ne le trouve pas mauvais, dit La Mettrie, et je ne vois pas là matière ni à éloge ni à raillerie ?

— Eh bien, mon bon Panurge, je ne suis pas amoureux du tout, puisqu’il faut parler net. Je suis un simple mortel, il est vrai ; mais je n’ai pas l’honneur d’être roi de France, et les moeurs galantes qui conviennent à un grand monarque comme Louis xv iraient fort mal à un petit marquis de Brandebourg tel que moi. J’ai d’autres chats à fouetter pour faire marcher ma pauvre boutique, et je n’ai pas le loisir de m’endormir dans les bosquets de Cythère.

— En ce cas, je ne comprends rien à votre sollicitude pour cette petite chanteuse de l’Opéra, dit La Mettrie ; et, à moins que ce ne soit par suite d’une rage musicale, je donne ma langue aux chats.

— Cela étant, sachez, mes amis, que je ne suis ni amant ni amoureux de la Porporina, mais que je lui suis très-attaché, parce que, dans une circonstance trop longue à vous dire maintenant, elle m’a sauvé la vie sans me connaître. L’aventure est bizarre, et je vous la raconterai une autre fois. Ce soir il est trop tard, et M. de Voltaire s’endort. Qu’il vous suffise de savoir que si je suis ici, et non dans l’enfer, où la dévotion voulait m’envoyer, je le dois à cette fille. Vous comprenez maintenant que, la sachant dangereusement indisposée, je puisse aller voir si elle n’est pas morte, et lui porter un flacon de Stahl, sans, pour cela, avoir envie de passer à vos yeux pour un Richelieu ou pour un Lauzun. Allons, messieurs, je vous donne le bonsoir. Il y a dix-huit heures que je n’ai quitté mes bottes, et il me faudra les reprendre dans six. Je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte et digne garde, comme au bas d’une lettre. »

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