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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

âme en acceptant un bonheur égoïste ? Non, je ne me souillerai jamais d’un pareil crime. Si Albert me croit indigne de lui pour avoir eu un autre amour que le sien dans le cœur ; s’il se fait un scrupule de briser cet amour, et qu’il ne désire pas m’en inspirer un plus grand, je me soumettrai à son arrêt ; j’accepterai la sentence de ce divorce contre lequel pourtant mon cœur et ma conscience se révoltent ; mais je ne serai ni l’épouse ni l’amante d’un autre. Adieu, Liverani, ou qui que vous soyez, à qui j’ai confié la croix de ma mère dans un jour d’abandon qui ne me laisse ni honte ni remords. Rendez-moi ce gage, afin qu’il n’y ait plus rien entre nous qu’un souvenir d’estime réciproque et le sentiment d’un devoir accompli sans amertume et sans effort.



Quelques squelettes presque entiers… (Page 148.)

— Nous ne reconnaissons pas une pareille morale, tu le sais, reprit la sibylle ; nous n’acceptons pas de tels sacrifices ; nous voulons inaugurer et sanctifier l’amour, perdu et profané dans le monde, le libre choix du cœur, l’union sainte et volontaire de deux êtres également épris. Nous avons sur nos enfants le droit de redresser la conscience, de remettre les fautes, d’assortir les sympathies, de briser les entraves de l’ancienne société. Tu n’as donc pas celui de disposer de ton être pour le sacrifice, tu ne peux pas étouffer l’amour dans ton sein et renier la vérité de ta confession, sans que nous t’y ayons autorisée.

— Que me parlez-vous de liberté, que me parlez-vous d’amour et de bonheur ? s’écria Consuelo en faisant un pas vers les juges avec une explosion d’enthousiasme et un rayonnement de physionomie sublime. Ne venez-vous pas de me faire traverser des épreuves qui doivent laisser sur le front une éternelle pâleur, et dans l’âme une invincible austérité ? Quel être insensible et lâche me croyez-vous, si vous me jugez encore capable de rêver et de chercher des satisfactions personnelles après ce que j’ai vu, après ce que j’ai compris, après ce que je sais désormais de la vie des hommes, et de mes devoirs en ce monde ? Non, non ! plus d’amour, plus d’hyménée, plus de liberté, plus de bonheur, plus de gloire, plus d’art, plus rien pour moi, si je dois faire souffrir le dernier d’entre mes semblables ! Et n’est-il pas prouvé que toute joie s’achète dans ce monde d’aujourd’hui au prix de la joie de quelque autre ? N’y a-t-il pas quelque chose de mieux à faire que de se contenter soi-même ?