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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

« Consuelo, tu viens de voir la cérémonie d’une réception maçonnique. Tu as vu, là comme ici, un culte inconnu, des signes mystérieux, des images funèbres, des pontifes initiateurs, un cercueil. Qu’as-tu compris à cette scène simulée, à ces épreuves effrayantes pour le récipiendaire, aux paroles qui lui ont été adressées, et à ces manifestations de respect, d’amour et de douleur autour d’une tombe illustre ?

— J’ignore si j’ai bien compris, répondit Consuelo. Cette scène me troublait ; cette cérémonie me semblait barbare. Je plaignais ce récipiendaire, dont le courage et la vertu étaient soumis à des épreuves toutes matérielles, comme s’il suffisait du courage physique pour être initié à l’œuvre du courage moral. Je blâme ce que j’ai vu, et déplore ces jeux cruels d’un sombre fanatisme, ou ces expériences puériles d’une foi tout extérieure et idolâtrique. J’ai entendu proposer des énigmes obscures, et l’explication qu’en a donnée le récipiendaire m’a paru dictée par un catéchisme méfiant ou grossier. Cependant cette tombe sanglante, cette victime immolée, cet antique mythe d’Hiram, architecte divin assassiné par les travailleurs jaloux et cupides, ce mot sacré perdu pendant des siècles, et promis à l’initié comme la clef magique qui doit lui ouvrir le temple, tout cela ne me paraît pas un symbole sans grandeur et sans intérêt ; mais pourquoi la fable est-elle si mal tissue ou d’une interprétation si captieuse ?

— Qu’entends-tu par là ? As-tu bien écouté ce récit que tu traites de fable ?

— Voici ce que j’ai entendu et ce qu’auparavant j’avais appris dans les livres qu’on m’a ordonné de méditer durant ma retraite : Hiram, conducteur des travaux du temple de Salomon, avait divisé les ouvriers par catégories. Ils avaient un salaire différent, des droits inégaux. Trois ambitieux de la plus basse catégorie résolurent de participer au salaire réservé à la classe rivale, et d’arracher à Hiram le mot d’ordre, la formule secrète qui lui servait à distinguer les compagnons des maîtres, à l’heure solennelle de la répartition. Ils le guettèrent dans le temple où il était resté seul après cette cérémonie, et se postant à chacune des trois issues du saint lieu, ils l’empêchèrent de sortir, le menacèrent, le frappèrent cruellement et l’assassinèrent sans avoir pu lui arracher son secret, le mot fatal qui devait les rendre égaux à lui et à ses privilégiés. Puis ils emportèrent son cadavre et l’ensevelirent sous des décombres ; et depuis ce jour, les fidèles adeptes du temple, les amis d’Hiram pleurent son destin funeste, cherchant sa parole sacrée, et rendant des honneurs presque divins à sa mémoire.

— Et maintenant, comment expliques-tu ce mythe ?

— Je l’ai médité avant de venir ici, et voici comment je le comprends. Hiram, c’est l’intelligence froide et l’habileté gouvernementale des antiques sociétés ; elles reposent sur l’inégalité des conditions, sur le régime des castes. Cette fable égyptienne convenait au despotisme mystérieux des hiérophantes. Les trois ambitieux, c’est l’indignation, la révolte et la vengeance ; ce sont peut-être les trois castes inférieures à la caste sacerdotale qui essaient de prendre leurs droits par la violence. Hiram assassiné, c’est le despotisme qui a perdu son prestige et sa force, et qui est descendu au tombeau emportant avec lui le secret de dominer les hommes par l’aveuglement et la superstition.

— Est-ce ainsi, véritablement, que tu interpréterais ce mythe ?

— J’ai lu dans vos livres qu’il avait été apporté d’Orient par les templiers, et qu’ils l’avaient fait servir à leurs initiations. Ils devaient donc l’interpréter à peu près ainsi ; mais en baptisant Hiram, la théocratie, et les assassins, l’impiété, l’anarchie et la férocité, les templiers, qui voulaient asservir la société à une sorte de despotisme monacal, pleuraient sur leur impuissance personnifiée par l’anéantissement d’Hiram. Le mot perdu et retrouvé de leur empire, c’était celui d’association ou de ruse, quelque chose comme la cité antique, ou le temple d’Osiris. Voilà pourquoi je m’étonne de voir cette fable servir encore pour vos initiations à l’œuvre de la délivrance universelle. Je voudrais croire qu’elle n’est proposée à vos adeptes que comme une épreuve de leur intelligence et de leur courage.

— Eh bien, nous qui n’avons point inventé ces formes de la maçonnerie, et qui ne nous en servons effectivement que comme d’épreuves morales, nous qui sommes plus que compagnons et maîtres dans cette science symbolique, puisque, après avoir traversé tous les grades maçonniques, nous sommes arrivés à n’être plus maçons comme on l’entend dans les rangs vulgaires de cet ordre ; nous t’adjurons de nous expliquer le mythe d’Hiram comme tu l’entends, afin que nous portions sur ton zèle, ton intelligence et ta foi le jugement qui t’arrêtera ici à la porte du véritable temple, ou qui te livrera l’entrée du sanctuaire.

— Vous me demandez le mot d’Hiram, la parole perdue. Ce n’est point celle qui m’ouvrira les portes du temple ; car ce mot, c’est tyrannie ou mensonge. Mais je sais les mots véritables, les noms des trois portes de l’édifice divin par lesquels les destructeurs d’Hiram entrèrent pour forcer ce chef à s’ensevelir sous les débris de son œuvre ; c’est liberté, fraternité, égalité.

— Consuelo, ton interprétation, exacte ou non, nous révèle le fond de ton cœur. Sois donc dispensée de t’agenouiller jamais sur la tombe d’Hiram. Tu ne passeras pas non plus par le grade où le néophyte se prosterne sur le simulacre des cendres de Jacques Molay, le grand maître et la grande victime du temple, des moines-soldats et des prélats-chevaliers du moyen âge. Tu sortirais victorieuse de cette seconde épreuve comme de la première. Tu discernerais les traces mensongères d’une barbarie fanatique, nécessaires encore aujourd’hui comme formules de garantie à des esprits imbus du principe d’inégalité. Rappelle-toi donc bien que les francs-maçons des premiers grades n’aspirent, pour la plupart, qu’à construire un temple profane, un abri mystérieux pour une association élevée à l’état de caste. Tu comprends autrement, et tu vas marcher droit au temple universel qui doit recevoir tous les hommes confondus dans un même culte, dans un même amour. Cependant tu dois faire ici une dernière station, et te prosterner devant ce tombeau. Tu dois adorer le Christ et reconnaître en lui le seul vrai Dieu.

— Vous dites cela pour m’éprouver encore, répondit Consuelo avec fermeté : mais vous avez daigné m’ouvrir les yeux à de hautes vérités, en m’apprenant à lire dans vos livres secrets. Le Christ est un homme divin que nous révérons comme le plus grand philosophe et le plus grand saint des temps antiques. Nous l’adorons autant qu’il est permis d’adorer le meilleur et le plus grand des maîtres et des martyrs. Nous pouvons bien l’appeler le sauveur des hommes, en ce sens qu’il a enseigné à ceux de son temps des vérités qu’ils n’avaient fait qu’entrevoir, et qui devaient faire entrer l’humanité dans une phase nouvelle de lumière et de sainteté. Nous pouvons bien nous agenouiller auprès de sa cendre, pour remercier Dieu de nous avoir suscité un tel prophète, un tel exemple, un tel ami ; mais nous adorons Dieu en lui, et nous ne commettons pas le crime d’idolâtrie. Nous distinguons la divinité de la révélation de celle du révélateur. Je consens donc à rendre à ces emblèmes d’un supplice à jamais illustre et sublime, l’hommage d’une pieuse reconnaissance et d’un enthousiasme filial ; mais je ne crois pas que le dernier mot de la révélation ait été compris et proclamé par les hommes au temps de Jésus, car il ne l’a pas encore été officiellement sur la terre. J’attends de la sagesse et de la foi de ses disciples, de la continuation de son œuvre durant dix-sept siècles, une vérité plus pratique, une application plus complète de la parole sainte et de la doctrine fraternelle. J’attends le développement de l’Évangile, j’attends quelque chose de plus que l’égalité devant Dieu, je l’attends et je l’invoque parmi les hommes.

— Tes paroles sont audacieuses et tes doctrines sont grosses de périls. Y as-tu bien songé dans la solitude ? As-tu prévu les malheurs que ta foi nouvelle amassait d’avance sur ta tête ? Connais-tu le monde et tes propres