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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

blant les lambeaux de vêtements du baron avec des mains teintes de son sang ; il voulait toujours venir chasser dans cet endroit trois fois maudit ! Il se persuadait que, parce que personne n’y venait, tout le gibier de la forêt s’y était remisé ; et Dieu sait pourtant qu’il n’y a jamais eu d’autre gibier sur cette infernale montagne que celui qui pendait encore, dans ma jeunesse, aux branches du chêne. Maudit hussite ! arbre de perdition ! le feu du ciel l’a dévoré ; mais tant qu’il en restera une racine dans la terre, les méchants hussites reviendront ici pour se venger des catholiques. Allons, allons, disposez vite ce brancard et partons ! on n’est pas en sûreté ici. Ah ! madame la chanoinesse, pauvre maîtresse, que va-t-elle devenir ? Qui est-ce qui osera se présenter le premier devant elle, pour lui dire, comme les autres jours : « Voilà monsieur le baron qui revient de la chasse. » Elle dira : « Faites bien vite servir le déjeuner. » Ah ! oui, le déjeuner ! il se passera bien du temps avant que personne ait de l’appétit dans le château. Allons ! allons ! c’est trop de malheurs dans cette famille, et je sais bien d’où cela vient, moi ! »

« Tandis qu’on plaçait le cadavre sur le brancard, Hanz, pressé de questions, répondit en secouant la tête :

« — Dans cette famille-là, tout le monde était pieux et mourait chrétiennement, jusqu’au jour où la comtesse Wanda, à qui Dieu fasse miséricorde, est morte sans confession. Depuis ce temps, il faut que tous finissent de même. Monsieur le comte Albert n’est point mort en état de grâce, quoi qu’on ait pu lui dire, et son digne père en a porté la peine : il a rendu l’âme sans savoir ce qu’il faisait ; en voilà encore un qui s’en va sans sacrements, et je parie que la chanoinesse finira aussi sans avoir le temps d’y songer. Heureusement pour cette sainte femme qu’elle est toujours en état de grâce ! »

« Albert ne perdit rien de ces déplorables discours, expression grossière d’une douleur vraie, et reflet terrible de l’horreur fanatique dont nous étions l’objet tous les deux à Riesenburg. Longtemps frappé de stupeur, il vit défiler au loin, à travers les sentiers du ravin, le lugubre cortège, et n’osa pas le suivre, bien qu’il sentît que, dans l’ordre naturel des choses, il eût dû être le premier à porter cette triste nouvelle à sa vieille tante, pour l’assister dans sa mortelle douleur. Mais il est bien certain que, s’il l’eût fait, son apparition l’eût frappée de mort ou de démence. Il le comprit et se retira désespéré dans sa caverne, où Zdenko, qui n’avait rien vu de l’accident le plus grave de cette funeste matinée, était occupé à laver la blessure de Cynabre ; mais il était trop tard. Cynabre, en voyant rentrer son maître, fit entendre un gémissement de détresse, rampa jusqu’à lui malgré ses reins brisés, et vint expirer à ses pieds, en recevant ses dernières caresses. Quatre jours après, nous vîmes revenir Albert, pâle et accablé de ces nouveaux coups. Il demeura plusieurs jours sans parler et sans pleurer. Enfin ses larmes coulèrent dans mon sein.

« Je suis maudit parmi les hommes, me dit-il, et il semble que Dieu veuille me fermer l’accès de ce monde, où je n’aurais dû aimer personne. Je n’y peux plus reparaître sans y porter l’épouvante, la mort ou la folie. C’en est fait, je ne dois plus revoir ceux qui ont pris soin de mon enfance. Leurs idées sur la séparation éternelle de l’âme et du corps sont si absolues, si effrayantes, qu’ils aiment mieux me croire à jamais enchaîné dans le tombeau que d’être exposés à revoir mes traits sinistres. Étrange et affreuse notion de la vie ! Les morts deviennent des objets de haine à ceux qui les ont le plus chéris, et si leur spectre apparaît, on les suppose vomis par l’enfer au lieu de les croire envoyés du ciel. Ô mon pauvre oncle ! ô mon noble père ! vous étiez des hérétiques à mes yeux comme je l’étais moi-même aux vôtres ; et pourtant, si vous m’apparaissiez, si j’avais le bonheur de revoir votre image détruite par la mort, je la recevrais à genoux, je lui tendrais les bras, je la croirais détachée du sein de Dieu, où les âmes vont se retremper, et où les formes se recomposent. Je ne vous dirais pas vos abominables formules de renvoi et de malédiction, exorcismes impies de la peur et de l’abandon ; je vous appellerais au contraire ; je voudrais vous contempler avec amour et vous retenir autour de moi comme des influences secourables. Ô ma mère ! c’en est fait ; il faut que je sois mort pour eux ! qu’ils meurent par moi ou sans moi ! »

« Albert n’avait quitté sa patrie qu’après s’être assuré que la chanoinesse avait résisté à ce dernier choc du malheur. Cette vieille femme, aussi malade et aussi fortement trempée que moi-même, sait vivre aussi par le sentiment du devoir. Respectable dans ses convictions et dans son infortune, elle compte avec résignation les jours amers que la volonté de Dieu lui impose encore. Mais dans sa douleur, elle conserve une certaine raideur orgueilleuse qui survit aux affections. Elle disait dernièrement à une personne qui nous l’a écrit : « Si on ne supportait pas la vie par devoir, il faudrait encore la supporter par respect pour les convenances. » Ce mot vous peint toute la chanoinesse.

« Dès lors Albert ne songea plus à nous quitter, et son courage sembla grandir dans les épreuves. Il sembla avoir vaincu même son amour, et se rejetant dans une vie toute philosophique, il ne parut plus occupé que de religion, de science morale et d’action révolutionnaire ; il se livra aux travaux les plus sérieux, et sa vaste intelligence prit ainsi un développement aussi serein et aussi magnifique que son triste cœur en avait eu un excessif et fiévreux loin de nous. Cet homme bizarre, dont le délire avait consterné les âmes catholiques, devint un flambeau de sagesse pour des esprits d’un ordre supérieur. Il fut initié aux plus intimes confidences des Invisibles, et prit rang parmi les chefs et les pères de cette église nouvelle. Il leur porta bien des lumières qu’ils reçurent avec amour et reconnaissance. Les réformes qu’il proposa furent consenties, et dans l’exercice d’une foi militante, il revint à l’espérance et à la sérénité d’âme qui fait les héros et les martyrs.

« Nous pensions qu’il avait triomphé de son amour pour vous, tant il avait pris de soin de nous cacher ses combats et ses souffrances. Mais un jour, la correspondance des adeptes, qu’il n’était plus possible de lui cacher, apporta dans notre sanctuaire un avis cruel, malgré l’incertitude dont il restait entouré. Vous passiez à Berlin dans l’esprit de quelques personnes pour la maîtresse du roi de Prusse, et les apparences ne démentaient pas cette supposition ; Albert ne dit rien et devint pâle.

« — Mon amie bien-aimée, me dit-il après quelques instants de silence, cette fois tu me laisseras partir sans rien craindre ; le devoir de mon amour m’appelle à Berlin, ma place est auprès de celle que j’aime et qui a accepté ma protection. Je ne m’arroge aucun droit sur elle ; si elle est enivrée du triste bonheur qu’on lui attribue, je n’userai d’aucune autorité pour l’y faire renoncer ; mais si, comme j’en suis certain, elle est environnée de pièges et de dangers, je saurai l’y soustraire.

« — Arrêtez, Albert, lui dis-je, et craignez la puissance de cette fatale passion qui vous a déjà fait tant de mal ; le mal qui vous viendra de ce côté-là est le seul au-dessus de vos forces. Je vois bien que vous ne vivez plus que par la vertu et votre amour. Si cet amour périt en vous, la vertu vous suffira-t-elle ?

« — Et pourquoi mon amour périrait-il ? reprit Albert avec exaltation. Vous pensez donc qu’elle aurait déjà cessé d’en être digne ?

« — Et si cela était, Albert, que ferais-tu ? »

« Il sourit avec ses lèvres pâles et ce regard brillant que lui donnent ses fortes et douloureuses pensées d’enthousiasme.

« — Si cela était, répondit-il, je continuerais à l’aimer ; car le passé n’est point un rêve qui s’efface en moi, et vous savez que je l’ai souvent confondu avec le présent au point de ne plus distinguer l’un de l’autre. Eh bien, je ferais encore ainsi ; j’aimerais dans le passé cette figure d’ange, cette âme de poëte, dont ma sombre vie