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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

présentait, le froid de la mort passait dans mes veines.

— Et le souffle de l’homme que tu connais sous le nom de Liverani t’a donné le feu de la vie ?

— C’est encore la vérité. Mais de tels instincts ne doivent-ils pas être étouffés par notre volonté ?

— De quel droit ? Dieu te les a-t-il suggérés pour rien ? t’a-t-il autorisée à abjurer ton sexe, à prononcer dans le mariage le vœu de virginité, ou celui plus affreux et plus dégradant encore du servage ? La passivité de l’esclavage a quelque chose qui ressemble à la froideur et à l’abrutissement de la prostitution. Est-il dans les desseins de Dieu qu’un être tel que toi soit dégradé à ce point ? Malheur aux enfants qui naissent de telles unions ! Dieu leur inflige quelque disgrâce, une organisation incomplète, délirante ou stupide. Ils portent le sceau de la désobéissance. Ils n’appartiennent pas entièrement à l’humanité, car ils n’ont pas été conçus selon la loi de l’humanité qui veut une réciprocité d’ardeur, une communauté d’aspirations entre l’homme et la femme. Là où cette réciprocité n’existe pas, il n’y a pas d’égalité ; et là où l’égalité est brisée, il n’y a pas d’union réelle. Sois donc certaine que Dieu, loin de commander de pareils sacrifices à ton sexe, les repousse et lui dénie le droit de les faire. Ce suicide-là est aussi coupable et plus lâche encore que le renoncement à la vie. Le voeu de virginité est anti-humain et anti-social ; mais l’abnégation sans l’amour est quelque chose de monstrueux dans ce sens-là. Penses-y bien, Consuelo, et si tu persistes à t’annihiler à ce point, réfléchis au rôle que tu réserverais à ton époux, s’il acceptait ta soumission sans la comprendre. À moins d’être trompé, il ne l’accepterait jamais, je n’ai pas besoin de te le dire ; mais abusé par ton dévouement, enivré par ta générosité, ne te semblerait-il pas bientôt étrangement égoïste ou grossier dans sa méprise ? Ne le dégraderais-tu pas à tes propres yeux, ne le dégraderais-tu pas en réalité devant Dieu, en tendant ce piége à sa candeur, et en lui fournissant cette occasion presque irrésistible d’y succomber ? Où serait sa grandeur, où serait sa délicatesse, s’il n’apercevait pas la pâleur sur tes lèvres, et les larmes dans tes yeux ? Peux-tu te flatter que la haine n’entrerait pas malgré toi dans ton cœur, avec la honte et la douleur de n’avoir pas été comprise ou devinée ? Non, femme ! vous n’avez pas le droit de tromper l’amour dans votre sein ; vous auriez plutôt celui de le supprimer. Quoi que de cyniques philosophes aient pu dire sur la condition passive de l’espèce féminine dans l’ordre de la nature, ce qui distinguera toujours la compagne de l’homme de celle de la brute, ce sera le discernement dans l’amour et le droit de choisir. La vanité et la cupidité font de la plupart des mariages une prostitution jurée, selon l’expression des antiques Lollards. Le dévouement et la générosité peuvent conduire une âme simple à de pareils résultats. Vierge, j’ai dû t’instruire de ces choses délicates, que la pureté de ta vie et de tes pensées t’empêchait de prévoir ou d’analyser. Lorsqu’une mère marie sa fille, elle lui révèle à demi, avec plus ou moins de sagesse et de pudeur, les mystères qu’elle lui a cachés jusqu’à cette heure. Une mère t’a manqué, lorsque tu as prononcé, avec un enthousiasme plus fanatique qu’humain, le serment d’appartenir à un homme que tu aimais d’une manière incomplète. Une mère t’est donnée aujourd’hui pour t’assister et t’éclairer dans tes nouvelles résolutions à l’heure du divorce ou de la sanction définitive de cet étrange hyménée. Cette mère, c’est moi, Consuelo, moi qui ne suis pas un homme, mais une femme.

— Vous, une femme, dit Consuelo en regardant avec surprise la main maigre et bleuâtre, mais délicate et vraiment féminine qui avait pris la sienne pendant ce discours.

— Ce petit vieillard grêle et cassé, reprit le problématique confesseur, cet être accablé et souffrant, dont la voix éteinte n’a plus de sexe, est une femme brisée par la douleur, les maladies et les inquiétudes, plus que par l’âge. Je n’ai pas plus de soixante ans, Consuelo, bien que sous cet habit, que je ne porte pas hors de mes fonctions d’Invisible, j’aie l’aspect d’un octogénaire cacochyme. Au reste, sous les vêtements de mon sexe comme sous celui-ci, je ne suis plus qu’une ruine ; pourtant j’ai été une femme grande, forte, belle et d’un extérieur imposant. Mais à trente ans, j’étais déjà courbée et tremblante comme vous me voyez. Et savez-vous, mon enfant, la cause de cet affaissement précoce ? C’est le malheur dont je veux vous préserver. C’est une affection incomplète, c’est une union malheureuse, c’est un épouvantable effort de courage et de résignation qui m’a attachée dix ans à un homme que j’estimais et que je respectais sans pouvoir l’aimer. Un homme n’eût pu vous dire quels sont dans l’amour les droits sacrés et les véritables devoirs de la femme. Ils ont fait leurs lois et leurs idées sans nous consulter ; j’ai pourtant éclairé souvent à cet égard la conscience de mes associés, et ils ont eu le courage et la loyauté de m’écouter. Mais, croyez-moi, je savais bien que s’ils ne me mettaient pas en contact direct avec vous, ils n’auraient pas la clef de votre cœur, et vous condamneraient peut-être à une éternelle souffrance, à un complet abaissement, en croyant assurer votre bonheur dans la force de la vertu. Maintenant ouvrez-moi donc votre âme tout entière. Dites-moi si ce Liverani…

— Hélas ! je l’aime ce Liverani ; cela n’est que trop vrai, dit Consuelo en portant la main de la sibylle mystérieuse à ses lèvres. Sa présence me cause plus de frayeur encore que celle d’Albert ; mais que cette frayeur est différente et qu’elle est mêlée d’étranges délices ! Ses bras sont un aimant qui m’attire, et son baiser sur mon front me fait entrer dans un autre monde où je respire, où j’existe autrement que dans celui-ci.

— Eh bien ! Consuelo, tu dois aimer cet homme et oublier l’autre. C’est moi qui prononce ton divorce dès ce moment ; c’est mon devoir et mon droit.

— Quoi que vous m’ayez dit, je ne puis accepter cette sentence avant d’avoir vu Albert, avant qu’il m’ait parlé et dit lui-même qu’il renonce à moi sans regret, qu’il me rend ma parole sans mépris.

— Tu ne connais pas encore Albert, ou tu le crains ; mais moi, je le connais, j’ai des droits sur lui plus encore que sur toi, et je puis parler en son nom. Nous sommes seules, Consuelo, et il ne m’est pas défendu de m’ouvrir à toi entièrement, bien que je fasse partie du conseil suprême, de ceux que leurs plus proches disciples ne connaissent jamais. Mais ma situation et la tienne sont exceptionnelles ; regarde donc mes traits flétris, et dis-moi s’ils te semblent inconnus. »

En parlant ainsi, la sibylle détacha en même temps son masque et sa fausse barbe, sa toque et ses faux cheveux, et Consuelo vit une tête de femme vieillie et souffrante à la vérité, mais d’une beauté de lignes incomparable, et d’une expression sublime de bonté, de tristesse et de force. Ces trois habitudes de l’âme, si diverses, et si rarement réunies dans un même être, se peignaient dans le vaste front, dans le sourire maternel et dans le profond regard de l’inconnue. La forme de sa tête et la base de son visage annonçaient une grande puissance d’organisation primitive ; mais les ravages de la douleur n’étaient que trop visibles, et une sorte de tremblement nerveux faisait vaciller cette belle tête, qui rappelait celle de Niobé expirante ou plutôt celle de Marie défaillante au pied de la croix. Des cheveux gris, fins et lisses comme de la soie vierge, séparés sur son large front, et serrés en minces bandeaux sur ses tempes, complétaient la noble étrangeté de cette figure saisissante. À cette époque toutes les femmes portaient leurs cheveux poudrés et crêpés, relevés en arrière, et laissant à découvert le front nu et hardi. La sibylle avait noué les siens de la manière la moins embarrassante sous son déguisement, sans songer qu’elle adoptait la plus harmonieuse à la coupe et à l’expression de son visage. Consuelo la contempla longtemps avec respect et admiration : puis tout à coup, frappée de surprise, elle s’écria en lui saisissant les deux mains :

« Oh ! mon Dieu, comme vous lui ressemblez !

— Oui, je ressemble à Albert, ou plutôt Albert me