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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

— Oh ! mon cher, dit La Mettrie, il n’y a pas de Majesté ici, de dix heures du soir à deux heures du matin. Frédéric l’a posé en statut une fois pour toutes, et je ne connais que la loi : « Il n’y a pas de roi quand on soupe. » Vous ne voyez donc pas que ce pauvre roi s’ennuie, et vous ne voulez pas l’aider, mauvais serviteur et mauvais ami que vous êtes, à oublier pendant les douces heures de la nuit le fardeau de sa grandeur ? Allons, Pœlnitz, cher baron, parlez ; où est le roi à cette heure ?

« Je ne veux pas le savoir ! dit Quintus en se levant et en quittant la table.

— À votre aise, dit Pœlnitz. Que ceux qui ne veulent pas m’entendre se bouchent les oreilles.

— J’ouvre les miennes, dit La Mettrie.

— Ma foi, et moi aussi, dit Algarotti en riant.

— Messieurs, dit Pœlnitz, Sa Majesté est chez la signora Porporina.

— Vous nous la baillez belle ! s’écria La Mettrie. »

Et il ajouta une phrase en latin, que je ne puis traduire parce que je ne sais pas le latin.

Quintus Icilius devint pâle et sortit. Algarotti récita un sonnet italien que je ne comprends pas beaucoup non plus ; et Voltaire improvisa quatre vers pour comparer Frédéric à Jules César ; après quoi, ces trois érudits se regardèrent en souriant ; et Pœlnitz reprit d’un air sérieux :

« Je vous donne ma parole d’honneur que le roi est chez la Porporina.

— Ne pourriez-vous pas donner quelque autre chose ? dit d’Argens, à qui tout cela déplaisait au fond, parce qu’il n’était pas homme à trahir les autres pour augmenter son crédit. »

Poelnitz répondit sans se troubler :

« Mille diables, monsieur le marquis, quand le roi nous dit que vous êtes chez mademoiselle Cochois, cela ne nous scandalise point. Pourquoi vous scandalisez-vous de ce qu’il est chez mademoiselle Porporina ?

— Cela devrait vous édifier, au contraire, dit Algarotti ; et si cela est vrai, je l’irai dire à Rome.

— Et Sa Sainteté, qui est un peu gausseuse, ajouta Voltaire, dira de fort jolies choses là-dessus.

— Sur quoi Sa Sainteté gaussera-t-elle ? demanda le roi en paraissant brusquement sur le seuil de la salle à manger.

— Sur les amours de Frédéric le Grand avec la Porporina de Venise, répondit effrontément La Mettrie. »

Le roi pâlit, et lança un regard terrible sur ses convives, qui tous pâlirent plus ou moins, excepté La Mettrie.

« Que voulez-vous, dit celui-ci tranquillement ; M. de Saint-Germain avait prédit, ce soir, à l’Opéra, qu’à l’heure où Saturne passerait entre Régulus et la Vierge, Sa Majesté suivie d’un page…

— Décidément, qu’est-ce que ce comte de Saint-Germain ? » dit le roi en s’asseyant avec la plus grande tranquillité, et en tendant son verre à La Mettrie, pour qu’il le lui remplît de champagne.

On parla du comte de Saint-Germain ; et l’orage fut ainsi détourné sans explosion. Au premier choc, l’impertinence de Pœlnitz, qui l’avait trahi, et l’audace de La Mettrie, qui osait le lui dire, avaient transporté le roi de colère ; mais, pendant le temps que La Mettrie disait trois paroles, Frédéric s’était rappelé qu’il avait recommandé à Pœlnitz de bavarder sur certain chapitre, et de faire bavarder les autres, à la première occasion. Il était donc rentré en lui-même avec cette facilité et cette liberté d’esprit qu’il possédait au plus haut degré, et il ne fut pas plus question de sa promenade nocturne que si elle n’eût été remarquée de personne. La Mettrie eût bien osé revenir à la charge s’il y eût songé ; mais la légèreté de son esprit suivit la nouvelle route que Frédéric lui ouvrait ; et c’est ainsi que Frédéric dominait souvent La Mettrie lui-même. Il le traitait comme un enfant que l’on voit prêt à briser une glace ou à sauter par une fenêtre, et à qui l’on montre un jouet pour le distraire et le détourner de sa fantaisie. Chacun fit son commentaire sur le fameux comte de Saint-Germain ; chacun raconta son anecdote. Pœlnitz prétendit l’avoir vu en France, il y avait vingt ans. Et je l’ai revu ce matin, ajouta-t-il, aussi peu vieilli que si je l’avais quitté d’hier. Je me souviens qu’un soir, en France, entendant parler de la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il s’écria, de la façon la plus plaisante et avec un sérieux incroyable : « Je lui avais bien dit qu’il finirait par se faire un mauvais parti chez ces méchants Juifs. Je lui ai même prédit à peu près tout ce qui lui est arrivé ; mais il ne m’écoutait pas : son zèle lui faisait mépriser tous les dangers. Aussi sa fin tragique m’a fait une peine dont je ne me consolerai jamais, et je n’y puis songer sans répandre des larmes. » En disant cela, ce diable de comte pleurait tout de bon ; et peu s’en fallait qu’il ne nous fît pleurer aussi.

« Vous êtes un si bon chrétien, dit le roi, que cela ne m’étonne point de vous. »

Pœlnitz avait changé trois ou quatre fois de religion, du matin au soir, pour postuler des bénéfices et des places dont le roi l’avait leurré par forme de plaisanterie.

« Votre anecdote traîne partout, dit d’Argens au baron, et ce n’est qu’une facétie. J’en ai entendu de meilleures ; et ce qui rend, à mes yeux, ce comte de Saint-Germain un personnage intéressant et remarquable, c’est la quantité d’appréciations tout à fait neuves et ingénieuses au moyen desquelles il explique des événements restés à l’état de problèmes fort obscurs dans l’histoire. Sur quelque sujet et sur quelque époque qu’on l’interroge, on est surpris, dit-on, de le voir connaître ou de lui entendre inventer une foule de choses vraisemblables, intéressantes, et propres à jeter un nouveau jour sur les faits les plus mystérieux.

— S’il dit des choses vraisemblables, observa Algarotti, il faut que ce soit un homme prodigieusement érudit et doué d’une mémoire extraordinaire.

— Mieux que cela ! dit le roi. L’érudition ne suffit pas pour expliquer l’histoire. Il faut que cet homme ait une puissante intelligence et une profonde connaissance du cœur humain. Reste à savoir si cette belle organisation a été faussée par le travers de vouloir jouer un rôle bizarre, en s’attribuant une existence éternelle et la mémoire des événements antérieurs à sa vie humaine ; ou si, à la suite de longues études et de profondes méditations, le cerveau s’est dérangé, et s’est laissé frapper de monomanie.

— Je puis au moins, dit Pœlnitz, garantir à Votre Majesté la bonne foi et la modestie de notre homme. On ne le fait pas parler aisément des choses merveilleuses dont il croit avoir été témoin. Il sait qu’on l’a traité de rêveur et de charlatan, et il en paraît fort affecté ; car maintenant il refuse de s’expliquer sur sa puissance surnaturelle.

— Eh bien, Sire, est-ce que vous ne mourez pas d’envie de le voir et de l’entendre ? dit La Mettrie. Moi j’en grille.

— Comment pouvez-vous être curieux de cela ? reprit le roi. Le spectacle de la folie n’est rien moins que gai.

— Si c’est de la folie, d’accord ; mais si ce n’en est pas ?

— Entendez-vous, Messieurs, reprit Frédéric ; voici l’incrédule, l’athée par excellence, qui se prend au merveilleux, et qui croit déjà à l’existence éternelle de M. de Saint-Germain ! Au reste, cela ne doit pas étonner, quand on sait que La Mettrie a peur de la mort, du tonnerre et des revenants.

— Des revenants, je confesse que c’est une faiblesse, dit La Mettrie ; mais du tonnerre et de tout ce qui peut donner la mort, je soutiens que c’est raison et sagesse. De quoi diable aura-t-on peur, je vous le demande, si ce n’est de ce qui porte atteinte à la sécurité de l’existence ?

— Vive Panurge, dit Voltaire.

— J’en reviens à mon Saint-Germain, reprit La Mettrie ; messire Pantagruel devrait l’inviter à souper demain avec nous.

— Je m’en garderai bien, dit le roi ; vous êtes assez fou comme cela, mon pauvre ami, et il suffirait qu’il eût mis le pied dans ma maison pour que les imaginations superstitieuses, qui abondent autour de nous, rêvassent à l’instant cent contes ridicules qui auraient bientôt fait le tour de l’Europe. Oh ! la raison, mon cher Voltaire, que son