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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

brages sombres. L’allée serpentait en se rétrécissant. La fugitive se heurtait à chaque instant contre les arbres, et tomba plusieurs fois sur le gazon. Cependant elle sentait revenir l’espoir dans son âme ; ces ténèbres la rassuraient ; il lui semblait impossible que Liverani pût l’y découvrir.

Après avoir marché fort longtemps au hasard, elle se trouva au bas d’une colline parsemée de rochers, dont la silhouette incertaine se dessinait sur un ciel gris et voilé. Un vent d’orage assez frais s’était élevé, et la pluie commençait à tomber. Consuelo, n’osant revenir sur ses pas, dans la crainte que Liverani n’eût retrouvé sa trace et ne la cherchât sur les rives du ruisseau, se hasarda dans le sentier un peu rude de la colline. Elle s’imagina qu’arrivée au sommet, elle découvrirait les lumières du château, quelle qu’en fût la position. Mais lorsqu’elle y fut arrivée dans les ténèbres, les éclairs, qui commençaient à embraser le ciel, lui montrèrent devant elle les ruines d’un vaste édifice, imposant et mélancolique débris d’un autre âge.

La pluie força Consuelo d’y chercher un abri, mais elle le trouva avec peine. Les tours étaient effondrées du haut en bas, à l’intérieur, et des nuées de gerfauts et de tiercelets s’y agitèrent à son approche, en poussant ce cri aigu et sauvage qui semble la voix des esprits de malheur, habitants des ruines.

Au milieu des pierres et des ronces, Consuelo, traversant la chapelle découverte qui dessinait, à la lueur bleuâtre des éclairs, les squelettes de ses ogives disloquées, gagna le préau, dont un gazon court et uni recouvrait le nivellement ; elle évita un puits profond qui ne se trahissait à la surface du sol que par le développement de ses riches capillaires et d’un superbe rosier sauvage, tranquille possesseur de sa paroi intérieure. La masse de constructions ruinées qui entouraient ce préau abandonné offrait l’aspect le plus fantastique ; et, au passage de chaque éclair, l’œil avait peine à comprendre ces spectres grêles et déjetés, toutes ces formes incohérentes de la destruction ; d’énormes manteaux de cheminées, encore noircis en dessous par la fumée d’un foyer à jamais éteint, et sortant du milieu des murailles dénudées, à une hauteur effrayante ; des escaliers rompus, élançant leur spirale dans le vide, comme pour conduire les sorcières à leur danse aérienne ; des arbres entiers installés et grandis dans des appartements encore parés d’un reste de fresques ; des bancs de pierre dans les embrasures profondes des croisées, et toujours le vide au-dedans comme au-dehors de ces retraites mystérieuses, refuges des amants en temps de paix, tanières des guetteurs aux heures du danger ; enfin des meurtrières festonnées de coquettes guirlandes, des pignons isolés s’élevant dans les airs comme des obélisques, et des portes comblées jusqu’au tympan par les atterrissements et les décombres. C’était un lieu effrayant et poétique ; Consuelo s’y sentit pénétrée d’une sorte de terreur superstitieuse, comme si sa présence eût profané une enceinte réservée aux funèbres conférences ou aux silencieuses rêveries des morts. Par une nuit sereine et dans une situation moins agitée, elle eût pu admirer l’austère beauté de ce monument ; elle ne se fût peut-être pas apitoyée classiquement sur la rigueur du temps et des destins, qui renversent sans pitié le palais et la forteresse, et couchent leurs débris dans l’herbe à côté de ceux de la chaumière. La tristesse qu’inspirent les ruines de ces demeures formidables n’est pas la même dans l’imagination de l’artiste et dans le cœur du patricien. Mais en ce moment de trouble et de crainte, et par cette nuit d’orage, Consuelo, n’étant point soutenue par l’enthousiasme qui l’avait poussée à de plus sérieuses entreprises, se sentit redevenir l’enfant du peuple, tremblant à l’idée de voir apparaître les fantômes de la nuit, et redoutant surtout ceux des antiques châtelains, farouches oppresseurs durant leur vie, spectres désolés et menaçants après leur mort. Le tonnerre élevait la voix, le vent faisait crouler les briques et le ciment des murailles démantelées, les longs rameaux de la ronce et du lierre se tordaient comme des serpents aux créneaux des tours. Consuelo, cherchant toujours un abri contre la pluie et les éboulements, pénétra sous la voûte d’un escalier qui paraissait mieux conservé que les autres ; c’était celui de la grande tour féodale, la plus ancienne et la plus solide construction de tout l’édifice. Au bout de vingt marches, elle rencontra une grande salle octogone qui occupait tout l’intérieur de la tour, l’escalier en vis étant pratiqué, comme dans toutes les constructions de ce genre, dans l’intérieur du mur, épais de dix-huit à vingt pieds. La voûte de cette salle avait la forme intérieure d’une ruche. Il n’y avait plus ni portes ni fenêtres ; mais ces ouvertures étaient si étroites et si profondes, que le vent ne pouvait s’y engouffrer. Consuelo résolut d’attendre en ce lieu la fin de la tempête ; et, s’approchant d’une fenêtre, elle y resta plus d’une heure à contempler le spectacle imposant du ciel embrasé, et à écouter les voix terribles de l’orage.

Enfin le vent tomba, les nuées se dissipèrent, et Consuelo songea à se retirer ; mais en se retournant, elle fut surprise de voir une clarté plus permanente que celle des éclairs régner dans l’intérieur de la salle. Cette clarté, après avoir hésité, pour ainsi dire, grandit et remplit toute la voûte, tandis qu’un léger pétillement se faisait entendre dans la cheminée. Consuelo regarda de ce côté, et vit sous le demi-cintre de cet âtre antique, énorme gueule béante devant elle, un feu de branches qui venait de s’allumer comme de lui-même. Elle s’en approcha, et remarqua des bûches à demi consumées, et tous les débris d’un feu naguère entretenu, et récemment abandonné sans grande précaution.

Effrayée de cette circonstance qui lui révélait la présence d’un hôte, Consuelo qui ne voyait pourtant pas trace de mobilier autour d’elle, retourna vivement vers l’escalier et s’apprêtait à le descendre, lorsqu’elle entendit des voix en bas, et des pas qui faisaient craquer les gravois dont il était semé. Ses terreurs fantastiques se changèrent alors en appréhensions réelles. Cette tour humide et dévastée ne pouvait être habitée que par quelque garde-chasse, peut-être aussi sauvage que sa demeure, peut-être ivre et brutal, et bien vraisemblablement moins civilisé et moins respectueux que l’honnête Matteus. Les pas se rapprochaient assez rapidement. Consuelo monta l’escalier à la hâte pour n’être pas rencontrée par ces problématiques arrivants, et après avoir franchi encore vingt marches, elle se trouva au niveau du second étage où il était peu probable qu’on aurait l’occasion de la rejoindre, car il était entièrement découvert et par conséquent inhabitable. Heureusement pour elle la pluie avait cessé ; elle apercevait même briller quelques étoiles à travers la végétation vagabonde qui avait envahi le couronnement de la tour, à une dizaine de toises au-dessus de sa tête. Un rayon de lumière partant de dessous ses pieds se projeta bientôt sur les sombres parois de l’édifice, et Consuelo, s’approchant avec précaution, vit par une large crevasse ce qui se passait à l’étage inférieur qu’elle venait de quitter. Deux hommes étaient dans la salle, l’un marchant et frappant du pied comme pour se réchauffer, l’autre penché sous le large manteau de la cheminée, et occupé à ranimer le feu qui commençait à monter dans l’âtre. D’abord elle ne distingua que leurs vêtements qui annonçaient une condition brillante, et leurs chapeaux qui lui cachaient leurs visages ; mais la clarté du foyer s’étant répandue, et celui qui l’attisait avec la pointe de son épée s’étant relevé pour accrocher son chapeau à une pierre saillante du mur, Consuelo vit une chevelure noire qui la fit tressaillir, et le haut d’un visage qui faillit lui arracher un cri de terreur et de tendresse tout à la fois. Il éleva la voix, et Consuelo n’en douta plus, c’était Albert de Rudolstadt.

« Approchez, mon ami, disait-il à son compagnon, et réchauffez-vous à l’unique cheminée qui reste debout dans ce vaste manoir. Voilà un triste gîte, monsieur de Trenck, mais vous en avez trouvé de pires dans vos rudes voyages.

— Et même je n’en ai souvent pas trouvé du tout, répondit l’amant de la princesse Amélie. Vraiment