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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

innocent, porteur de lettres coupables et de paroles criminelles. Je n’aurais peut-être pas le courage de ne pas répondre à un dernier adieu. Je ne dois pas même laisser connaître que je regrette et que je souffre. »

Elle s’enfuit dans le salon de musique, afin d’échapper au tentateur ailé qui, habitué à une meilleure réception, voltigeait et se heurtait au vitrage avec une sorte de colère. Elle se mit au clavecin pour ne pas entendre les cris et les reproches de son favori qui l’avait suivie à la fenêtre de cette pièce, et elle éprouvait quelque chose de semblable à l’angoisse d’une mère qui ferme l’oreille aux plaintes et aux prières de son enfant en pénitence. Ce n’était pourtant pas au dépit et au chagrin du rouge-gorge que la pauvre Consuelo était le plus sensible dans ce moment. Le billet qu’il apportait sous son aile avait une voix bien plus déchirante ; c’était cette voix qui semblait, à notre recluse romanesque, pleurer et se lamenter pour être écoutée.

Elle résista pourtant ; mais il est de la nature de l’amour de s’irriter des obstacles et de revenir à l’assaut, toujours plus impérieux et plus triomphant après chacune de nos victoires. On pourrait dire, sans métaphore, que lui résister, c’est lui fournir de nouvelles armes. Vers trois heures, Matteus entra avec la gerbe de fleurs qu’il apportait chaque jour à sa prisonnière (car au fond il l’aimait pour sa douceur et sa bonté) ; et, selon son habitude, elle délia ces fleurs afin de les arranger elle-même dans les beaux vases de la console. C’était un des plaisirs de sa captivité ; mais cette fois elle y fut peu sensible, et elle s’y livrait machinalement, comme pour tuer quelques instants de ces lentes heures qui la consumaient, lorsqu’en déliant le paquet de narcisses qui occupait le centre de la gerbe parfumée, elle fit tomber une lettre bien cachetée, mais sans adresse. En vain essaya-t-elle de se persuader qu’elle pouvait être du tribunal des Invisibles. Matteus l’eût-t-il apportée sans cela ? Malheureusement Matteus n’était déjà plus à portée de donner des explications. Il fallut le sonner. Il avait besoin de cinq minutes pour reparaître, il en mit par hasard au moins dix. Consuelo avait eu trop de courage contre le rouge-gorge pour en conserver contre le bouquet. La lettre était lue lorsque Matteus rentra, juste au moment où Consuelo arrivait à ce post-scriptum : « N’interrogez pas Matteus ; il ignore la désobéissance que je lui fais commettre. » Matteus fut simplement requis de remonter la pendule, qui était arrêtée.

La lettre du chevalier était plus passionnée, plus impétueuse que toutes les autres, elle était même impérieuse dans son délire. Nous ne la transcrirons pas. Les lettres d’amour ne portent l’émotion que dans le cœur qui inspire et partage le feu qui les a dictées. Par elles-mêmes elles se ressemblent toutes : mais chaque être épris d’amour trouve dans celle qui lui est adressée une puissance irrésistible, une nouveauté incomparable. Personne ne croit être aimé autant qu’un autre, ni de la même manière ; il croit être le plus aimé, le seul aimé qui soit au monde. Là où cet aveuglement ingénu et cette fascination orgueilleuse n’existent pas, il n’y a point de passion ; et la passion avait envahi enfin le paisible et noble cœur de Consuelo.

Le billet de l’inconnu porta le trouble dans toutes ses pensées. Il implorait une entrevue ; il faisait plus, il l’annonçait et s’excusait d’avance sur la nécessité de mettre les derniers moments à profit. Il feignait de croire que Consuelo avait aimé Albert et pouvait l’aimer encore. Il feignait aussi de vouloir se soumettre à son arrêt, et, en attendant, il exigeait un mot de pitié, une larme de regret, un dernier adieu ; toujours ce dernier adieu qui est comme la dernière apparition d’un grand artiste annoncée au public, et heureusement suivie de beaucoup d’autres.

La triste Consuelo (triste et pourtant dévorée d’une joie secrète, involontaire et brûlante à l’idée de cette entrevue) sentit, à la rougeur de son front et aux palpitations de son sein, qu’elle avait l’âme adultère en dépit d’elle-même. Elle sentit que ses résolutions et sa volonté ne la préservaient pas d’un entraînement inconcevable, et que, si le chevalier se décidait à rompre son voeu en lui parlant et en lui montrant ses traits, comme il y semblait résolu, elle n’aurait pas la force d’empêcher cette violation des lois de l’ordre invisible. Elle n’avait qu’un refuge, c’était d’implorer le secours de ce même tribunal. Mais fallait-il accuser et trahir Liverani ? Le digne vieillard qui lui avait révélé l’existence d’Albert, et qui avait paternellement accueilli ses confidences la veille, recevrait celle-ci encore sous le sceau de la confession. Il plaindrait, lui, le délire du chevalier, il ne le condamnerait que dans le secret de son cœur. Consuelo lui écrivit qu’elle voulait le voir à neuf heures, le soir même, qu’il y allait de son honneur, de son repos, de sa vie peut-être. C’était l’heure à laquelle l’inconnu s’était annoncé ; mais à qui et par qui envoyer cette lettre ? Matteus refusait de faire un pas hors de l’enclos avant minuit ; c’était sa consigne, rien ne put l’ébranler. Il avait été vivement réprimandé pour n’avoir pas observé tous ses devoirs bien ponctuellement à l’égard de la prisonnière ; il était désormais inflexible.

L’heure approchait, et Consuelo, tout en cherchant les moyens de se soustraire à l’épreuve fatale, n’avait pas songé un instant à celui d’y résister. Vertu imposée aux femmes, tu ne seras jamais qu’un nom tant que l’homme ne prendra point la moitié de la tâche ! Tous tes plans de défense se réduisent à des subterfuges ; toutes tes immolations du bonheur personnel échouent devant la crainte de désespérer l’objet aimé. Consuelo s’arrêta à une dernière ressource, suggestion de l’héroïsme et de la faiblesse qui se partageaient son esprit. Elle se mit à chercher l’entrée mystérieuse du souterrain qui était dans le pavillon même, résolue à s’y élancer et à se présenter à tout hasard devant les Invisibles. Elle supposait assez gratuitement que le lieu de leurs séances était accessible, une fois l’entrée du souterrain franchie, et qu’ils se réunissaient chaque soir en ce même lieu. Elle ne savait pas qu’ils étaient tous absents ce jour-là, et que Liverani était seul revenu sur ses pas, après avoir feint de les suivre dans une excursion mystérieuse.

Mais tous ses efforts pour trouver la porte secrète ou la trappe du souterrain furent inutiles. Elle n’avait plus, comme à Spandaw, le sang-froid, la persévérance, la foi nécessaires pour découvrir la moindre fissure d’une muraille, la moindre saillie d’une pierre. Ses mains tremblaient en interrogeant la boiserie et les lambris, sa vue était troublée ; à chaque instant il lui semblait entendre les pas du chevalier sur le sable du jardin, ou sur le marbre du péristyle.

Tout à coup, il lui sembla les entendre au-dessous d’elle, comme s’il montait l’escalier caché sous ses pieds, comme s’il approchait d’une porte invisible, ou comme si, à la manière des esprits familiers, il allait percer la muraille pour se présenter devant ses yeux. Elle laissa tomber son flambeau et s’enfuit au fond du jardin. Le joli ruisseau qui le traversait arrêta sa course. Elle écouta, et entendit, ou crut entendre marcher derrière elle. Alors elle perdit un peu la tête et se jeta dans le batelet dont le jardinier se servait pour apporter du dehors du sable et des gazons. Consuelo s’imagina qu’en le détachant, elle irait échouer sur la rive opposée ; mais le ruisseau était rapide, et sortait de l’enclos en se resserrant sous une arcade basse fermée d’une grille. Emportée à la dérive par le courant, la barque alla frapper en peu d’instants contre la grille. Consuelo s’y préserva d’un choc trop rude en s’élançant à la proue et en étendant les mains. Un enfant de Venise (et un enfant du peuple) ne pouvait pas être bien embarrassé de cette manœuvre. Mais, fortune bizarre ! la grille céda sous sa main et s’ouvrit par la seule impulsion que le courant donnait au bateau. Hélas ! pensa Consuelo, on ne ferme peut-être jamais ce passage, car je suis prisonnière sur parole, et pourtant je fuis, je viole mon serment ! Mais je ne le fais que pour chercher protection et refuge parmi mes hôtes, non pour les abandonner et les trahir.

Elle sauta sur la rive où un détour de l’eau avait poussé son esquif, et s’enfonça dans un taillis épais. Consuelo ne pouvait pas courir bien vite sous ces om-