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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

portant un bout de sa chaîne ? Elle n’eut pas de peine à le prendre, mais elle en eut un peu à le délivrer d’un brin de soie adroitement croisé sur son dos, et qui fixait sous l’aile gauche un très petit sachet d’étoffe brune fort mince. Dans ce sachet elle trouva un billet écrit en caractères imperceptibles sur un papier si fin, qu’elle craignait de le rompre avec son souffle. Dès les premiers mots, elle vit bien que c’était un message de son cher inconnu. Il contenait ce peu de mots :

« On m’a confié une œuvre généreuse, espérant que le plaisir de faire le bien calmerait l’inquiétude de ma passion. Mais rien, pas même l’exercice de la charité, ne peut distraire une âme où tu règnes. J’ai accompli ma tâche plus vite qu’on ne le croyait possible. Je suis de retour, et je t’aime plus que jamais. Le ciel pourtant s’éclaircit. J’ignore ce qui s’est passé entre toi et eux ; mais ils semblent plus favorables, et mon amour n’est plus traité comme un crime, mais comme un malheur pour moi seulement. Un malheur ! Oh ! ils n’aiment pas ! Ils ne savent pas que je ne puis être malheureux si tu m’aimes ; et tu m’aimes, n’est-ce pas ? Dis-le au rouge-gorge de Spandaw. C’est lui. Je l’ai apporté dans mon sein. Oh ! qu’il me paie de mes soins en m’apportant un mot de toi ! Gottlieb me le remettra fidèlement sans le regarder. »

Les mystères, les circonstances romanesques attisent le feu de l’amour. Consuelo éprouva la plus violente tentation de répondre, et la crainte de déplaire aux Invisibles, le scrupule de manquer à ses promesses, ne la retinrent que faiblement, il faut bien l’avouer. Mais, en songeant qu’elle pouvait être découverte et provoquer un nouvel exil du chevalier, elle eut le courage de s’abstenir. Elle rendit la liberté au rouge-gorge sans lui confier un seul mot de réponse, mais non sans répandre des larmes amères sur le chagrin et le désappointement que cette sévérité causerait à son amant.

Elle essaya de reprendre ses études ; mais ni la lecture ni le chant ne purent la distraire de l’agitation qui bouillonnait dans son sein, depuis qu’elle savait le chevalier près d’elle. Elle ne pouvait s’empêcher d’espérer qu’il désobéirait pour deux, et qu’elle le verrait se glisser le soir dans les buissons fleuris de son jardin. Mais elle ne voulut pas l’encourager en se montrant. Elle passa la soirée enfermée, épiant, à travers sa jalousie, palpitante, remplie de crainte et de désir, résolue pourtant à ne pas répondre à son appel. Elle ne le vit point paraître, et en éprouva autant de douleur et de surprise que si elle eût compté sur une témérité dont elle l’eût pourtant blâmé, et qui eût réveillé toutes ses terreurs. Tous les petits drames mystérieux des jeunes et brûlantes amours s’accomplirent dans son sein en quelques heures. C’était une phase nouvelle, des émotions inconnues dans sa vie. Elle avait souvent attendu Anzoleto, le soir, sur les quais de Venise ou sur les terrasses de la Corte Minelli ; mais elle l’avait attendu en repassant sa leçon du matin, ou en disant son chapelet, sans impatience, sans frayeur, sans palpitations et sans angoisse. Cet amour d’enfant était encore si près de l’amitié, qu’il ne ressemblait en rien à ce qu’elle sentait maintenant pour Liverani. Le lendemain, elle attendit le rouge-gorge avec anxiété, le rouge-gorge ne vint pas. Avait-il été saisi au passage par de farouches argus ? L’humeur que lui donnait cette ceinture de soie et ce fardeau pesant pour lui l’avait-il empêché de sortir ? Mais il avait tant d’esprit, qu’il se fût rappelé que Consuelo l’en avait délivré la veille, et il fût venu la prier de lui rendre encore ce service.

Consuelo pleura toute la journée. Elle qui ne trouvait pas de larmes dans les grandes catastrophes, et qui n’en avait pas versé une seule sur son infortune à Spandaw, elle se sentit brisée et consumée par les souffrances de son amour, et chercha en vain les forces qu’elle avait eues contre tous les autres maux de sa vie.

Le soir elle s’efforçait de lire une partition au clavecin, lorsque deux figures noires se présentèrent à l’entrée du salon de musique sans qu’elle les eût entendues monter. Elle ne put retenir un cri de frayeur à l’apparition de ces spectres ; mais l’un d’eux lui dit d’une voix plus douce que la première fois :

« Suis-nous. »

Et elle se leva en silence pour leur obéir. On lui présenta un bandeau de soie en lui disant :

« Couvre tes yeux toi-même, et jure que tu le feras en conscience. Jure aussi que si ce bandeau venait à tomber ou à se déranger, tu fermerais les yeux jusqu’à ce que nous t’ayons dit de les ouvrir.

— Je vous le jure, répondit Consuelo.

— Ton serment est accepté comme valide », reprit le conducteur.

Et Consuelo marcha comme la première fois dans le souterrain ; mais quand on lui eut dit de s’arrêter, une voix inconnue ajouta :

« Ôte toi-même ce bandeau. Désormais personne ne portera plus la main sur toi. Tu n’auras d’autre gardien que ta parole. »

Consuelo se trouva dans un cabinet voûté et éclairé d’une seule petite lampe sépulcrale suspendue à la clef pendante du milieu. Un seul juge, en robe rouge et en masque livide, était assis sur un antique fauteuil auprès d’une table. Il était voûté par l’âge ; quelques mèches argentées s’échappaient de dessous sa toque. Sa voix était cassée et tremblante. L’aspect de la vieillesse changea en respectueuse déférence la crainte dont ne pouvait se défendre Consuelo à l’approche d’un Invisible.

« Écoute-moi bien, lui dit-il, en lui faisant signe de s’asseoir sur un escabeau à quelque distance. Tu comparais ici devant ton confesseur. Je suis le plus vieux du conseil, et le calme de ma vie entière m’a rendu l’esprit aussi chaste que le plus chaste des prêtres catholiques. Je ne mens pas. Veux-tu me récuser cependant ? tu es libre.

— Je vous accepte, répondit Consuelo, pourvu, toutefois, que ma confession n’implique pas celle d’autrui.

— Vain scrupule ! reprit le vieillard. Un écolier ne révèle pas à un pédant la faute de son camarade ; mais un fils se hâte d’avertir son père de celle de son frère, parce qu’il sait que le père réprime et corrige sans châtier. Du moins telle devrait être la loi de la famille. Tu es ici dans le sein d’une famille qui cherche la pratique de l’idéal. As-tu confiance ? »

Cette question, assez arbitraire dans la bouche d’un inconnu, fut faite avec tant de douceur et d’un son de voix si sympathique, que Consuelo, entraînée et attendrie subitement, répondit sans hésiter :

« J’ai pleine confiance.

— Écoute encore, reprit le vieillard. Tu as dit, la première fois que tu as comparu devant nous, une parole que nous avons recueillie et pesée : « C’est une étrange torture morale pour une femme que de se confesser hautement devant huit hommes. » Ta pudeur a été prise en considération. Tu ne te confesseras qu’à moi, et je ne trahirai pas tes secrets. Il m’a été donné plein pouvoir, quoique je ne sois dans le conseil au-dessus de personne, de te diriger dans une affaire particulière d’une nature délicate, et qui n’a qu’un rapport indirect avec celle de ton initiation. Me répondras-tu sans embarras ? Mettras-tu ton cœur à nu devant moi ?

— Je le ferai.

— Je ne te demanderai rien de ton passé. On te l’a dit, ton passé ne nous appartient pas ; mais on t’a avertie de purifier ton âme dès l’instant qui a marqué le commencement de ton adoption. Tu as dû faire tes réflexions sur les difficultés et les conséquences de cette adoption ; ce n’est pas à moi seul que tu en dois compte : il s’agit d’autre chose entre toi et moi. Réponds donc.

— Je suis prête.

— Un de nos enfants a conçu de l’amour pour toi. Depuis huit jours, réponds-tu à cet amour ou le repousses-tu ?

— Je l’ai repoussé dans toutes mes actions.

— Je le sais. Tes moindres actions nous sont connues. Je te demande le secret de ton cœur, et non celui de ta conduite. »

Consuelo sentit ses joues brûlantes et garda le silence.