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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

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traditions héréditaires, les ancêtres de notre prince se sont toujours divertis à y tramer des complots terribles, qui n’ont jamais, que je sache, abouti à rien. C’est une vieille mode du pays, et les plus illustres cerveaux ne sont pas ceux qui y donnent le moins. Moi, je ne suis pas initié aux merveilles du château invisible. Je passe ici quelques jours de temps en temps, quand ma souveraine, la princesse Sophie de Prusse, margrave de Bareith, me donne la permission d’aller prendre l’air hors de ses États. Or, comme je m’ennuie prodigieusement à la délicieuse cour de Bareith, qu’au fond j’ai de l’attachement pour le prince dont nous parlons, et que je ne suis pas fâché de jouer parfois un petit tour au grand Frédéric que je déteste, je rends au susdit prince quelques services désintéressés, et dont je me divertis tout le premier. Comme je ne reçois d’ordres que de lui, ces services sont toujours fort innocents. Celui d’aider à vous tirer de Spandaw, et de vous amener ici comme une pauvre colombe endormie, n’avait rien qui me répugnât. Je savais que vous y seriez bien traitée, et je pensais que vous auriez occasion de vous y amuser. Mais si, au contraire, on vous y tourmente, si les conseillers charlatans de Son Altesse prétendent s’y emparer de vous, et de vous faire servir à leurs intrigues dans le monde…

— Je ne crains rien de semblable, répondit Consuelo de plus en plus frappée des explications du docteur. Je saurai me préserver de leurs suggestions, si elles blessent ma droiture et révoltent ma conscience.

— En êtes-vous bien sûr, madame la comtesse ? reprit Supperville. Tenez ! ne vous y fiez pas, et ne vous vantez de rien. Des gens fort raisonnables et fort honnêtes sont sortis d’ici timbrés et tout prêts à mal faire. Tous les moyens sont bons aux intrigants qui exploitent le prince, et ce cher prince est si facile à éblouir, que lui-même a mis la main à la perdition de quelques bonnes âmes en croyant les sauver. Sachez que ces intrigants sont fort habiles, qu’ils ont des secrets pour effrayer, pour convaincre, pour émouvoir, pour enivrer les sens et frapper l’imagination. D’abord une persistance de tracasseries et une foule de petits moyens incompréhensibles : et puis des recettes, des systèmes, des prestiges à leur service. Ils vous enverront des spectres, ils vous feront jeûner pour vous ôter la lucidité de l’esprit, ils vous assiégeront de fantasmagories riantes ou affreuses. Enfin ils vous rendront superstitieuse, folle peut-être, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, et alors…

— Et alors ? que peuvent-ils attendre de moi ? que suis-je dans le monde pour qu’ils aient besoin de m’attirer dans leurs filets ?

— Oui-da ! La comtesse de Rudolstadt ne s’en doute pas ?

— Nullement, monsieur le docteur.

— Vous devez vous rappeler pourtant que monsieur Cagliostro vous a fait voir feu le comte Albert, votre mari, vivant et agissant ?

— Comment savez-vous cela, si vous n’êtes pas initié aux mystères du monde souterrain dont vous parlez ?

— Vous l’avez raconté à la princesse Amélie de Prusse, qui est un peu bavarde, comme toutes les personnes curieuses. Ignorez-vous, d’ailleurs, qu’elle est fort liée avec le spectre du comte de Rudolstadt ?

— Un certain Trismégiste, à ce qu’on m’a dit !

— Précisément. J’ai vu ce Trismégiste, et il est de fait qu’il ressemble au comte d’une manière surprenante au premier abord. On peut le faire ressembler davantage en le coiffant et en l’habillant comme le comte avait coutume d’être, en lui rendant le visage blême, et en lui faisant étudier l’allure et les manières du défunt. Comprenez-vous maintenant ?

— Moins que jamais. Quel intérêt aurait-on à faire passer cet homme pour le comte Albert ?

— Que vous êtes simple et loyale ! Le comte Albert est mort, laissant une grande fortune, qui va tomber en quenouille, des mains de la chanoinesse Wenceslawa à celles de la petite baronne Amélie, cousine du comte Albert, à moins que vous ne fassiez valoir vos droits à un douaire ou à une jouissance viagère. On tâchera d’abord de vous y décider…

— Il est vrai, s’écria Consuelo ; vous m’éclairez sur le sens de certaines paroles !

— Ce n’est rien encore : cette jouissance viagère, très-contestable, du moins en partie, ne satisferait pas l’appétit des chevaliers d’industrie qui veulent vous accaparer. Vous n’avez pas d’enfant ; il vous faut un mari. Eh bien, le comte Albert n’est pas mort : il était en léthargie, on l’a enterré vivant ; le diable l’a tiré de là ; M. de Cagliostro lui a donné une potion ; M. de Saint-Germain l’a emmené promener. Bref, au bout d’un ou deux ans il reparaît, raconte ses aventures, se jette à vos pieds, consomme son mariage avec vous, part pour le château des Géants, se fait reconnaître de la vieille chanoinesse et de quelques vieux serviteurs qui n’y voient pas très-clair, provoque une enquête, s’il y a contestation, et paie les témoins. Il fait même le voyage de Vienne avec son épouse fidèle, pour réclamer ses droits auprès de l’impératrice. Un peu de scandale ne nuit pas à ces sortes d’affaires. Toutes les grandes dames s’intéressent à un bel homme, victime d’une funeste aventure et de l’ignorance d’un sot médecin. Le prince de Kaunitz, qui ne hait pas les cantatrices, vous protège ; votre cause triomphe ; vous retournez victorieuse à Riesenburg, vous mettez à la porte votre cousine Amélie ; vous êtes riche et puissante ; vous vous associez au prince d’ici et à ses charlatans pour réformer la société et changer la face du monde. Tout cela est fort agréable, et ne coûte que la peine de se tromper un peu, en prenant à la place d’un illustre époux un bel aventurier, homme d’esprit et grand diseur de bonne aventure par-dessus le marché. Y êtes-vous, maintenant ? Faites vos réflexions. Il était de mon devoir comme médecin, comme ami de la famille de Rudolstadt, et comme homme d’honneur, de vous dire tout cela. On avait compté sur moi pour constater, dans l’occasion, l’identité du Trismégiste avec le comte Albert. Mais moi qui l’ai vu mourir, non avec les yeux de l’imagination, mais avec ceux de la science, moi qui ai fort bien remarqué certaines différences entre ces deux hommes, et qui sais qu’à Berlin on connaît l’aventurier de longue date, je ne me prêterai point à une pareille imposture. Grand merci ! Je sais que vous ne vous y prêteriez pas davantage, mais qu’on mettra tout en œuvre pour vous persuader que le comte Albert a grandi de deux pouces et pris de la fraîcheur et de la santé dans son cercueil. J’entends ce Matteus qui revient ; c’est une bonne bête, qui ne se doute de rien. Moi, je me retire, j’ai dit. Je quitte ce château dans une heure, n’ayant que faire ici davantage. »

Après avoir parlé ainsi avec une remarquable volubilité, le docteur remit son masque, salua profondément Consuelo, et se retira, la laissant achever son souper toute seule si bon lui semblait : elle n’était guère disposée à le faire. Bouleversée et atterrée de tout ce qu’elle venait d’entendre, elle se retira dans sa chambre, et n’y trouva un peu de repos qu’après avoir souffert longtemps les plus douloureuses perplexités et les plus vagues angoisses du doute et de l’inquiétude.

XXVIII.

Le lendemain Consuelo se sentit brisée au moral et au physique. Les cyniques révélations de Supperville, succédant brusquement aux paternels encouragements des Invisibles, lui faisaient l’effet d’une immersion d’eau glacée après une bienfaisante chaleur. Elle s’était élevée un instant vers le ciel, pour retomber aussitôt sur la terre. Elle en voulait presque au docteur de l’avoir désabusée ; car déjà elle s’était plu, dans ses rêves, à revêtir d’une éclatante majesté ce tribunal auguste qui lui tendait les bras comme une famille d’adoption, comme un refuge contre les dangers du monde et les égarements de la jeunesse.

Le docteur semblait mériter pourtant de la gratitude, et Consuelo le reconnaissait sans pouvoir en éprouver