Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 9, 1856.pdf/104

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
98
LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

désordre et du bruit pour s’introduire dans le parc réservé, au mépris de la défense la plus sévère. Il en est résulté un événement fâcheux… Mais je crains de causer quelque chagrin à Madame en le lui apprenant.

— Je crois maintenant le chagrin préférable à l’ennui et à l’inquiétude. Dites donc vite, monsieur Matteus ?

— Eh bien, Madame, j’ai vu conduire en prison, ce matin, le plus aimable, le plus jeune, le plus beau, le plus brave, le plus généreux, le plus spirituel, le plus grand de tous mes maîtres, le chevalier de Liverani.

— Liverani ? Qui s’appelle Liverani ? s’écria Consuelo, vivement émue. En prison, le chevalier ? Dites-moi !… Oh ! mon Dieu ! quel est ce chevalier, quel est ce Liverani ?

— Je l’ai assez désigné à Madame. J’ignore si elle le connaît peu ou beaucoup ; mais, ce qu’il y a de certain, c’est qu’il a été conduit à la grosse tour pour avoir parlé et écrit à Madame, et pour n’avoir pas voulu faire connaître à Son Altesse la réponse que Madame lui a faite.

— La grosse tour… Son Altesse… tout ce que vous me dites là est-il sérieux, Matteus ? Suis-je ici sous la dépendance d’un prince souverain qui me traite en prisonnière d’État, et qui châtie ses sujets, pour peu qu’ils me témoignent quelque intérêt et quelque pitié ? Ou bien suis-je mystifiée par quelque riche seigneur à idées bizarres, qui essaie de m’effrayer afin d’éprouver ma reconnaissance pour les services rendus ?

— Il ne m’est point défendu de dire à Madame qu’elle est en même temps chez un prince fort riche, chez un homme d’esprit grand philosophe…

— Et chez le chef suprême du conseil des Invisibles ? ajouta Consuelo.

— J’ignore ce que Madame entend par là, répondit Matteus avec la plus complète indifférence. Dans la liste des titres et dignités de Son Altesse, je n’ai jamais entendu mentionner cette qualité.

— Mais ne me sera-t-il pas permis de voir ce prince, de me jeter à ses pieds, de lui demander la liberté de ce chevalier Liverani, qui est innocent de toute indiscrétion, j’en puis faire le serment ?

— Je n’en sais rien, et je crois que ce sera au moins très-difficile à obtenir. Cependant j’ai accès tous les soirs auprès de Son Altesse, pendant quelques instants, pour lui rendre compte de la santé et des occupations de Madame ; et si Madame écrivait, peut-être réussirais-je à faire lire le billet sans qu’il passât par les mains des secrétaires.

— Cher monsieur Matteus, vous êtes la bonté même, et je suis sûre que vous devez avoir la confiance du prince. Oui, certainement, j’écrirai, puisque vous êtes assez généreux pour vous intéresser au chevalier.

— Il est vrai que je m’y intéresse plus qu’à tout autre. Il m’a sauvé la vie, au risque de la sienne, dans un incendie. Il m’a soigné et guéri de mes brûlures. Il a remplacé les effets que j’avais perdus. Il a passé des nuits à me veiller, comme s’il eût été mon serviteur et moi son maître. Il a arraché au vice une nièce que j’avais, et il en a fait, par ses bonnes paroles et ses généreux secours, une honnête femme. Que de bien n’a-t-il pas fait dans toute cette contrée et dans toute l’Europe, à ce qu’on assure ! C’est le jeune homme le plus parfait qui existe, et Son Altesse l’aime comme son propre fils.

— Et pourtant Son Altesse l’envoie en prison pour une faute légère ?

— Oh ! Madame ignore qu’il n’y a point de faute légère aux yeux de Son Altesse, en fait d’indiscrétion.

— C’est donc un prince bien absolu ?

— Admirablement juste, mais terriblement sévère.

— Et comment puis-je être pour quelque chose dans les préoccupations de son esprit et dans les décisions de son conseil ?

— Cela, je l’ignore, comme Madame peut bien le penser. Beaucoup de secrets s’agitent en tout temps dans ce château, surtout lorsque le prince y vient passer quelques semaines, ce qui n’arrive pas souvent. Un pauvre serviteur tel que moi, qui se permettrait de vouloir les approfondir, n’y serait pas souffert longtemps ; et comme je suis le doyen des personnes attachées à la maison, Madame doit comprendre que je ne suis ni curieux ni bavard ; autrement…

— J’entends, monsieur Matteus. Mais sera-ce une indiscrétion de vous demander si la prison que subit le chevalier est rigoureuse ?

— Elle doit l’être, Madame. Quoique je ne sache rien de ce qui se passe dans la tour et dans les souterrains, j’y ai vu entrer plus de gens que je n’en ai vu sortir. J’ignore s’il y a des issues dans la forêt : pour moi, je n’en connais pas dans le parc.

— Vous me faites trembler, Matteus. Serait-il possible que j’eusse attiré sur la tête de ce digne jeune homme des malheurs sérieux ? Dites-moi, le prince est-il d’un caractère violent ou froid ? Ses arrêts sont-ils dictés par une indignation passagère ou par un mécontentement réfléchi et durable ?

— Ce sont là des détails dans lesquels il ne me convient pas d’entrer, répondit froidement Matteus.

— Eh bien, parlez-moi du chevalier, au moins. Est-il homme à demander et à obtenir grâce, ou à se renfermer dans un silence hautain ?

— Il est tendre et doux, plein de respect et de soumission pour Son Altesse. Mais si Madame lui a confié quelque secret, elle peut être tranquille : il se laisserait torturer plutôt que de livrer le secret d’un autre, fût-ce à l’oreille d’un confesseur.

— Eh bien, je le révélerai moi-même à Son Altesse, ce secret qu’elle juge assez important pour allumer sa colère contre un infortuné. Oh ! mon bon Matteus, ne pouvez-vous porter ma lettre tout de suite ?

— Impossible avant la nuit, Madame.

— C’est égal, je vais écrire maintenant ; une occasion imprévue peut se présenter. »

Consuelo rentra dans son cabinet, et écrivit pour demander au prince anonyme une entrevue dans laquelle elle s’engageait à répondre sincèrement à toutes les questions qu’il daignerait lui adresser.

À minuit, Matteus lui rapporta cette réponse cachetée :

« Si c’est au prince que vous voulez parler, votre demande est insensée. Vous ne le verrez, vous ne le connaîtrez jamais ; vous ne saurez jamais son nom. — Si c’est devant le conseil des Invisibles que tu veux comparaître, tu seras entendue ; mais réfléchis aux conséquences de ta résolution : elle décidera de ta vie et de celle d’un autre. »

XXVI.

Il fallut encore patienter vingt-quatre heures après cette lettre reçue. Matteus déclarait qu’il aimerait mieux se couper une main que de demander à voir le prince après minuit. Au déjeuner du lendemain, il se montra encore un peu plus expansif que la veille, et Consuelo crut remarquer que l’emprisonnement du chevalier l’avait aigri contre le prince, au point de lui donner une assez vive démangeaison d’être indiscret pour la première fois de sa vie. Cependant, lorsqu’elle l’eut fait causer pendant plus d’une heure, elle remarqua qu’elle n’était pas plus avancée qu’auparavant. Soit qu’il eût joué la simplicité pour étudier les pensées et les sentiments de Consuelo, soit qu’il ne sût rien relativement à l’existence des Invisibles et à la part que son maître prenait à leurs actes, il se trouva que Consuelo flottait dans une confusion étrange de notions contradictoires. Sur tout ce qui touchait à la position sociale du prince, Matteus s’était retranché dans l’impossibilité de manquer au silence rigoureux qu’on lui avait imposé. Il haussait, il est vrai, les épaules, en parlant de cette bizarre injonction. Il avouait qu’il ne comprenait pas la nécessité de porter un masque pour communiquer avec les personnes qui s’étaient succédé à des intervalles plus ou moins rapprochés, et pour des retraites plus ou moins longues, dans le pavillon. Il ne pouvait s’empêcher de dire que son maître avait des caprices inexplicables, et se livrait