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CONSUELO.

Après cet entretien, la chanoinesse demeura toute bouleversée, et son inquiétude changea d’objet. Elle oublia presque qu’Albert était comme perdu pour elle ? peut-être mourant, peut-être mort, pour ne songer qu’à prévenir enfin les effets d’une affection qu’en elle-même elle appelait disproportionnée : semblable à l’Indien de la fable, qui, monté sur un arbre, poursuivi par l’épouvante sous la figure d’un tigre, s’amuse à combattre le souci sous la figure d’une mouche bourdonnant autour de sa tête.

Toute la journée elle eut les yeux attachés sur Porporina, épiant tous ses pas, et analysant toutes ses paroles avec anxiété. Notre héroïne, car c’en était une dans toute la force du terme en ce moment-là que la brave Consuelo, s’en aperçut bien, mais demeura fort éloignée d’attribuer cette inquiétude à un autre sentiment que le doute de la voir tenir ses promesses en ramenant Albert. Elle ne songeait point à cacher sa propre agitation, tant elle sentait, dans sa conscience tranquille et forte, qu’il y avait de quoi être fière de son projet plutôt que d’en rougir. Cette modeste confusion que lui avait causée, quelques jours auparavant, l’enthousiasme du jeune comte pour elle, s’était dissipée en face d’une volonté sérieuse et pure de toute vanité personnelle. Les amers sarcasmes d’Amélie, qui pressentait son entreprise sans en connaître les détails, ne l’émouvaient nullement. Elle les entendait à peine, y répondait par des sourires, et laissait à la chanoinesse, dont les oreilles s’ouvraient d’heure en heure, le soin de les enregistrer, de les commenter, et d’y trouver une lumière terrible.

XL.

Cependant, en se voyant surveillée par Wenceslawa comme elle ne l’avait jamais été, Consuelo craignit d’être contrariée par un zèle malentendu, et se composa un maintien plus froid, grâce auquel il lui fut possible, dans la journée, d’échapper à son attention, et de prendre, d’un pied léger, la route du Schreckenstein. Elle n’avait pas d’autre idée dans ce moment que de rencontrer Zdenko, de l’amener à une explication, et de savoir définitivement s’il voulait la conduire auprès d’Albert. Elle le trouva assez près du château, sur le sentier qui menait au Schreckenstein. Il semblait venir à sa rencontre, et lui adressa la parole en bohémien avec beaucoup de volubilité.

« Hélas ! je ne te comprends pas, lui dit Consuelo lorsqu’elle put placer un mot ; je sais à peine l’allemand, cette dure langue que tu hais comme l’esclavage et qui est triste pour moi comme l’exil. Mais, puisque nous ne pouvons nous entendre autrement, consens à la parler avec moi ; nous la parlons aussi mal l’un que l’autre : je te promets d’apprendre le bohémien, si tu veux me l’enseigner. »

À ces paroles qui lui étaient sympathiques, Zdenko devint sérieux, et tendant à Consuelo une main sèche et calleuse qu’elle n’hésita point à serrer dans la sienne :

« Bonne fille de Dieu, lui dit-il en allemand, je t’apprendrai ma langue et toutes mes chansons. Laquelle veux-tu que je te dise pour commencer ? »

Consuelo pensa devoir se prêter à sa fantaisie en se servant des mêmes figures pour l’interroger.

« Je veux que tu me chantes, lui dit-elle, la ballade du comte Albert.

— Il y a, répondit-il, plus de deux cent mille ballades sur mon frère Albert. Je ne puis pas te les apprendre ; tu ne les comprendrais pas. J’en fais tous les jours de nouvelles, qui ne ressemblent jamais aux anciennes. Demande-moi toute autre chose.

— Pourquoi ne te comprendrais-je pas ? Je suis la consolation. Je me nomme Consuelo pour toi, entends-tu ? et pour le comte Albert qui seul ici me connaît.

— Toi, Consuelo ? dit Zdenko avec un rire moqueur. Oh ! tu ne sais ce que tu dis. La délivrance est enchaînée…

— Je sais cela. La consolation est impitoyable. Mais toi, tu ne sais rien, Zdenko. La délivrance a rompu ses chaînes, la consolation a brisé ses fers.

— Mensonge, mensonge ! folies, paroles allemandes ! reprit Zdenko en réprimant ses rires et ses gambades. Tu ne sais pas chanter.

— Si fait, je sais chanter, repartit Consuelo. Tiens, écoute. »

Et elle lui chanta la première phrase de sa chanson sur les trois montagnes, qu’elle avait bien retenue, avec les paroles qu’Amélie l’avait aidé à retrouver et à prononcer.

Zdenko l’écouta avec ravissement, et lui dit en soupirant :

« Je t’aime beaucoup, ma sœur, beaucoup, beaucoup ! Veux-tu que je t’apprenne une autre chanson ?

— Oui, celle du comte Albert, en allemand d’abord ; tu me l’apprendras après en bohémien.

— Comment commence-t-elle ? » dit Zdenko en la regardant avec malice.

Consuelo commença l’air de la chanson de la veille :

« Il y a là-bas, là-bas, une âme en travail et en peine… »

« Oh ! celle-là est d’hier ; je ne la sais plus aujourd’hui, dit Zdenko en l’interrompant.

— Eh bien ! dis-moi celle d’aujourd’hui.

— Les premiers mots ? Il faut me dire les premiers mots.

— Les premiers mots ! les voici, tiens : Le comte Albert est là-bas, là-bas dans la grotte de Schreckenstein… »

À peine eut-elle prononcé ces paroles que Zdenko changea tout à coup de visage et d’attitude ; ses yeux brillèrent d’indignation. Il fit trois pas en arrière, éleva ses mains au-dessus de sa tête, comme pour maudire Consuelo, et se mit à lui parler bohémien dans toute l’énergie de la colère et de la menace.

Effrayée d’abord, mais voyant qu’il s’éloignait, Consuelo voulut le rappeler et le suivre. Il se retourna avec fureur, et, ramassant une énorme pierre qu’il parut soulever sans effort avec ses bras maigres et débiles :

« Zdenko n’a jamais fait de mal à personne, s’écria-t-il en allemand ; Zdenko ne voudrait pas briser l’aile d’une pauvre mouche, et si un petit enfant voulait le tuer, il se laisserait tuer par un petit enfant. Mais si tu me regardes encore, si tu me dis un mot de plus, fille du mal, menteuse, Autrichienne, Zdenko t’écrasera comme un ver de terre, dût-il se jeter ensuite dans le torrent pour laver son corps et son âme du sang humain répandu. »

Consuelo, épouvantée, prit la fuite, et rencontra au bas du sentier un paysan qui, s’étonnant de la voir courir ainsi pâle et comme poursuivie, lui demanda si elle avait rencontré un loup.

Consuelo, voulant savoir si Zdenko était sujet à des accès de démence furieuse, lui dit qu’elle avait rencontré l’innocent, et qu’il l’avait effrayée.

« Vous ne devez pas avoir peur de l’innocent, répondit le paysan en souriant de ce qu’il prenait pour une pusillanimité de petite maîtresse. Zdenko n’est pas méchant : toujours il rit, ou il chante, ou il raconte des histoires que l’on ne comprend pas et qui sont bien belles.

— Mais il se fâche quelquefois, et alors il menace et il jette des pierres ?

— Jamais, jamais, répondit le paysan ; cela n’est jamais arrivé et n’arrivera jamais. Il ne faut point avoir peur de Zdenko, Zdenko est innocent comme un ange. »

Quand elle fut remise de son trouble, Consuelo reconnut que ce paysan devait avoir raison, et qu’elle venait de provoquer, par une parole imprudente, le premier, le seul accès de fureur qu’eût jamais éprouvé l’innocent Zdenko. Elle se le reprocha amèrement. « J’ai été trop pressée, se dit-elle ; j’ai éveillé, dans l’âme paisible de cet homme privé de ce qu’on appelle fièrement la raison, une souffrance qu’il ne connaissait pas encore, et qui peut maintenant s’emparer de lui à la moindre occasion. Il n’était que maniaque, je l’ai peut-être rendu fou. »

Mais elle devint plus triste encore en pensant aux motifs de la colère de Zdenko. Il était bien certain désormais qu’elle avait deviné juste en plaçant la retraite