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CONSUELO.

par la violence du courant, et de reparaître à la surface de la fontaine, noyé et brisé comme ces plantes limoneuses qu’elle y voyait surnager.

Cependant le moyen devait être bien simple ; il ne s’agissait que de baisser et de relever une écluse, peut-être de poser une pierre en arrivant, et de la déranger en s’en retournant. Mais cet homme, toujours préoccupé et perdu dans ses rêveries bizarres, ne pouvait-il pas se tromper et déranger la pierre un instant trop tôt ? Venait-il par le même souterrain qui servait de passage à l’eau de la source ? Il faudra pourtant que j’y passe avec ou sans lui, se dit Consuelo, et cela pas plus tard que la nuit prochaine ; car il y a là-bas une âme en travail et en peine qui m’attend et qui se lasse d’attendre. Ceci n’a point été chanté au hasard ; et ce n’est pas sans but que Zdenko, qui déteste l’allemand et qui le prononce avec difficulté, s’est expliqué aujourd’hui dans cette langue.

Elle alla enfin se coucher ; mais elle eut tout le reste de la nuit d’affreux cauchemars. La fièvre faisait des progrès. Elle ne s’en apercevait pas, tant elle se sentait encore pleine de force et de résolution ; mais à chaque instant elle se réveillait en sursaut, s’imaginant être encore sur les marches du terrible escalier, et ne pouvant le remonter, tandis que l’eau s’élevait au-dessous d’elle avec le rugissement et la rapidité de la foudre.

Elle était si changée le lendemain, que tout le monde remarqua l’altération de ses traits. Le chapelain n’avait pu s’empêcher de confier à la chanoinesse que cette agréable et obligeante personne lui paraissait avoir le cerveau dérangé ; et la bonne Wenceslawa, qui n’était pas habituée à voir tant de courage et de dévouement autour d’elle, commençait à croire que la Porporina était tout au moins une jeune fille fort exaltée et d’un tempérament nerveux très-excitable. Elle comptait trop sur ses bonnes portes doublées de fer, et sur ses fidèles clefs, toujours grinçantes à sa ceinture, pour avoir cru longtemps à l’entrée et à l’évasion de Zdenko l’avant-dernière nuit. Elle adressa donc à Consuelo des paroles affectueuses et compatissantes, la conjurant de ne pas s’identifier au malheur de la famille, jusqu’à en perdre la santé, et s’efforçant de lui donner, sur le retour prochain de son neveu, des espérances qu’elle commençait elle-même à perdre dans le secret de son cœur.

Mais elle fut émue à la fois de crainte et d’espoir, lorsque Consuelo lui répondit, avec un regard brillant de satisfaction et un sourire de douce fierté :

« Vous avez bien raison de croire et d’attendre avec confiance, chère madame. Le comte Albert est vivant et peu malade, je l’espère ; car il s’intéresse encore à ses livres et à ses fleurs du fond de sa retraite. J’en ai la certitude ; et j’en pourrais donner la preuve.

— Que voulez-vous dire, chère enfant ? s’écria la chanoinesse, dominée par son air de conviction : qu’avez-vous appris ? qu’avez-vous découvert ? Parlez, au nom du ciel ! rendez la vie à une famille désolée !

— Dites au comte Christian que son fils existe, et qu’il n’est pas loin d’ici. Cela est aussi vrai que je vous aime et vous respecte. »

La chanoinesse se leva pour courir vers son frère, qui n’était pas encore descendu au salon ; mais un regard et un soupir du chapelain l’arrêtèrent.

« Ne donnons pas à la légère une telle joie à mon pauvre Christian, dit-elle en soupirant à son tour. Si le fait venait bientôt démentir vos douces promesses, ah ! ma chère enfant ! nous aurions porté le coup de la mort à ce malheureux père.

— Vous doutez donc de ma parole ? répliqua Consuelo étonnée.

— Dieu m’en garde, noble Nina ! mais vous pouvez vous faire illusion ! Hélas ! cela nous est arrivé si souvent à nous-mêmes ! Vous dites que vous avez des preuves, ma chère fille ; ne pourriez-vous nous les mentionner ?

— Je ne le peux pas… du moins il me semble que je ne le dois pas, dit Consuelo un peu embarrassée. J’ai découvert un secret auquel le comte Albert attache certainement beaucoup d’importance, et je ne crois pas pouvoir le trahir sans son aveu.

— Sans son aveu ! s’écria la chanoinesse en regardant le chapelain avec irrésolution. L’aurait-elle vu ? » Le chapelain haussa imperceptiblement les épaules, sans comprendre la douleur que son incrédulité causait à la pauvre chanoinesse.

« Je ne l’ai pas vu, reprit Consuelo ; mais je le verrai bientôt, et vous aussi, j’espère. Voilà pourquoi je craindrais de retarder son retour en contrariant ses volontés par mon indiscrétion.

— Puisse la vérité divine habiter dans ton cœur, généreuse créature, et parler par ta bouche ! dit Wenceslawa en la regardant avec des yeux inquiets et attendris. Garde ton secret, si tu en as un ; et rends-nous Albert, si tu en as la puissance. Tout ce que je sais, c’est que, si cela se réalise, j’embrasserai tes genoux comme j’embrasse en ce moment ton pauvre front… humide et brûlant ! ajouta-t-elle, après avoir touché de ses lèvres le beau front embrasé de la jeune fille, et en se retournant vers le chapelain d’un air ému.

— Si elle est folle, dit-elle à ce dernier lorsqu’elle put lui parler sans témoins, c’est toujours un ange de bonté, et il semble qu’elle soit occupée de nos souffrances plus que nous-mêmes. Ah ! mon père ! il y a une malédiction sur cette maison ! Tout ce qui porte un cœur sublime y est frappé de vertige, et notre vie se passe à plaindre ce que nous sommes forcés d’admirer !

— Je ne nie pas les bons mouvements de cette jeune étrangère, répondit le chapelain. Mais il y a du délire dans son fait, n’en doutez pas, Madame. Elle aura rêvé du comte Albert cette nuit, et elle nous donne imprudemment ses visions pour des certitudes. Gardez-vous d’agiter l’âme pieuse et soumise de votre vénérable frère par des assertions si frivoles. Peut-être aussi ne faudrait-il pas trop encourager les témérités de cette signora Porporina. Elles peuvent la précipiter dans des dangers d’une autre nature que ceux qu’elle a voulu braver jusqu’ici…

— Je ne vous comprends pas, dit avec une grave naïveté la chanoinesse Wenceslawa.

— Je suis fort embarrassé de m’expliquer, reprit le digne homme… Pourtant il me semble… que si un commerce secret, bien honnête et bien désintéressé sans doute, venait à s’établir entre cette jeune artiste et le noble comte…

— Eh bien ? dit la chanoinesse en ouvrant de grands yeux.

— Eh bien, Madame, ne pensez-vous pas que des sentiments d’intérêt et de sollicitude, fort innocents dans leur principe, pourraient, en peu de temps, à l’aide de circonstances et d’idées romanesques, devenir dangereux pour le repos et la dignité de la jeune musicienne ?

— Je ne me serais jamais avisée de cela ! s’écria la chanoinesse, frappée de cette réflexion. Croiriez-vous donc, mon père, que la Porporina pourrait oublier sa position humble et précaire dans des relations quelconques avec un homme si élevé au-dessus d’elle que l’est mon neveu Albert de Rudolstadt ?

— Le comte Albert de Rudolstadt pourrait l’y aider lui-même, sans le vouloir, par l’affectation qu’il met à traiter de préjugés les respectables avantages du rang et de la naissance.

— Vous éveillez en moi de graves inquiétudes, dit Wenceslawa, rendue à son orgueil de famille et à la vanité de la naissance, son unique travers. Le mal aurait-il déjà germé dans le cœur de cette enfant ? Y aurait-il dans son agitation et dans son empressement à retrouver Albert un motif moins pur que sa générosité naturelle et son attachement pour nous ?

— Je me flatte encore que non, répondit le chapelain, dont l’unique passion était de jouer, par ses avis et par ses conseils, un rôle important dans la famille, tout en conservant les dehors d’un respect craintif et d’une soumission obséquieuse. Il faudra pourtant, ma chère fille, que vous ayez les yeux ouverts sur la suite des événements, et que votre vigilance ne s’endorme pas sur de pareils dangers. Ce rôle délicat ne convient qu’à vous, et demande toute la prudence et la pénétration dont le ciel vous a douée. »