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CONSUELO.

filles de l’Adriatique. Son visage tout rond, blême et insignifiant, n’eût frappé personne, si ses cheveux courts, épais et rejetés derrière ses oreilles, en même temps que son air sérieux et indifférent à toutes les choses extérieures, ne lui eussent donné une certaine singularité peu agréable. Les figures qui ne plaisent pas perdent de plus en plus la faculté de plaire. L’être qui les porte, indifférent aux autres, le devient à lui-même, et prend une négligence de physionomie qui éloigne de plus en plus les regards. La beauté s’observe, s’arrange, se soutient, se contemple, et se pose pour ainsi dire sans cesse dans un miroir imaginaire placé devant elle. La laideur s’oublie et se laisse aller. Cependant il en est de deux sortes : l’une qui souffre et proteste sans cesse contre la réprobation générale par une habitude de rage et d’envie : ceci est la vraie, la seule laideur ; l’autre, ingénue, insouciante, qui prend son parti, qui n’évite et ne provoque aucun jugement, et qui gagne le cœur tout en choquant les yeux : c’était la laideur de Consuelo. Les personnes généreuses qui s’intéressaient à elle regrettaient d’abord qu’elle ne fût pas jolie ; et puis, se ravisant, elles disaient, en lui prenant la tête avec cette familiarité qu’on n’a pas pour la beauté : « Eh bien, toi, tu as la mine d’une bonne créature ; » et Consuelo était fort contente, bien qu’elle n’ignorât point que cela voulait dire : « Tu n’as rien de plus. »

Cependant le jeune et beau seigneur qui lui avait offert de l’eau bénite resta auprès de la coupe lustrale, jusqu’à ce qu’il eût vu défiler l’une après l’autre jusqu’à la dernière des scolari. Il les regarda toutes avec attention, et lorsque la plus belle, la Clorinda, passa près de lui, il lui donna l’eau bénite avec ses doigts, afin d’avoir le plaisir de toucher les siens. La jeune fille rougit d’orgueil, et passa outre, en lui jetant ce regard, mêlé de honte et d’audace, qui n’est l’expression ni de la fierté ni de la pudeur.

Dès qu’elles furent rentrées dans l’intérieur du couvent, le galant patricien revint sous la nef, et abordant le professeur qui descendait plus lentement de la tribune : « Par le corps de Bacchus ! vous allez me dire, mon cher maître, s’écria-t-il, laquelle de vos élèves a chanté le Salve Regina.

— Et pourquoi voulez-vous le savoir, comte Zustiniani ? répondit le professeur en sortant avec lui de l’église.

— Pour vous en faire mon compliment, reprit le patricien. Il y a longtemps que je suis, non-seulement vos vêpres, mais jusqu’à vos exercices ; car vous savez combien je suis dilettante de musique sacrée. Eh bien, voici la première fois que j’entends chanter du Pergolèse d’une manière aussi parfaite ; et quant à la voix, c’est certainement la plus belle que j’aie rencontrée dans ma vie.

— Par le Christ ! je le crois bien ! répliqua le profeseur en savourant une large prise de tabac avec complaisance et dignité.

— Dites-moi donc le nom de la créature céleste qui m’a jeté dans de tels ravissements. Malgré vos sévérités et vos plaintes continuelles, on peut dire que vous avez fait de votre école une des meilleures de toute l’Italie ; vos chœurs sont excellents, et vos solos fort estimables ; mais la musique que vous faites exécuter est si grande, si austère, que bien rarement de jeunes filles peuvent en faire sentir toutes les beautés…

— Elles ne les font point sentir, dit le professeur avec tristesse, parce qu’elles ne les sentent point elles-mêmes ! Pour des voix fraîches, étendues, timbrées, nous n’en manquons pas, Dieu merci ! mais pour des organisations musicales, hélas ! qu’elles sont rares et incomplètes !

— Du moins vous en possédez une admirablement douée : l’instrument est magnifique, le sentiment parfait, le savoir remarquable. Nommez-la-moi donc.

— N’est-ce pas, dit le professeur en éludant la question, qu’elle vous a fait plaisir ?

— Elle m’a pris au cœur, elle m’a arraché des larmes, et par des moyens si simples, par des effets si peu cherchés, que je n’y comprenais rien d’abord. Et puis, je me suis rappelé ce que vous m’avez dit tant de fois en m’enseignant votre art divin, ô mon cher maître ! et pour la première fois, moi j’ai compris combien vous aviez raison.

— Et qu’est-ce que je vous disais ? reprit encore le maestro d’un air de triomphe.

— Vous me disiez, répondit le comte, que le grand, le vrai, le beau dans les arts, c’était le simple.

— Je vous disais bien aussi qu’il y avait le brillant, le cherché, l’habile, et qu’il y avait souvent lieu d’applaudir et de remarquer ces qualités-là ?

— Sans doute ; mais de ces qualités secondaires à la vraie manifestation du génie, il y a un abîme, disiez-vous. Eh bien, cher maître ! votre cantatrice est seule d’un côté, et toutes les autres sont en deçà.

— C’est vrai, et c’est bien dit, observa le professeur se frottant les mains.

— Son nom ? reprit le comte.

— Quel nom ? dit le malin professeur.

Eh, per Dio santo ! celui de la sirène ou plutôt de l’archange que je viens d’entendre.

— Et qu’en voulez-vous faire de son nom, seigneur comte ? répliqua le Porpora d’un ton sévère.

— Monsieur le professeur, pourquoi voulez-vous m’en faire un secret ?

— Je vous dirai pourquoi, si vous commencez par me dire à quelles fins vous le demandez si instamment.

— N’est-ce pas un sentiment bien naturel et véritablement irrésistible, que celui qui nous pousse à connaître, à nommer et à voir les objets de notre admiration ?

— Eh bien, ce n’est pas là votre seul motif ; laissez-moi, cher comte, vous donner ce démenti. Vous êtes grand amateur, et bon connaisseur en musique, je le sais : mais vous êtes, par-dessus tout, propriétaire du théâtre San-Samuel. Vous mettez votre gloire, encore plus que votre intérêt, à attirer les plus beaux talents et les plus belles voix d’Italie. Vous savez bien que nous donnons de bonnes leçons ; que chez nous seulement se font les fortes études et se forment les grandes musiciennes. Vous nous avez déjà enlevé la Corilla ; et comme elle vous sera peut-être enlevée au premier jour par un engagement avec quelque autre théâtre, vous venez rôder autour de notre école, pour voir si nous ne vous avons pas formé quelque nouvelle Corilla que vous vous tenez prêt à capturer… Voilà la vérité, monsieur le comte : avouez que j’ai dit la vérité.

— Et quand cela serait, cher maestro, répondit le comte en souriant, que vous importe, et quel mal y trouvez-vous ?

— J’en trouve un fort grand, seigneur comte ; c’est que vous corrompez, vous perdez ces pauvres créatures.

— Ah çà, comment l’entendez-vous, farouche professeur ? Depuis quand vous faites-vous le père gardien de ces vertus fragiles ?

— Je l’entends comme il faut, monsieur le comte, et ne me soucie ni de leur vertu, ni de leur fragilité ; mais je me soucie de leur talent, que vous dénaturez et que vous avilissez sur vos théâtres, en leur donnant à chanter de la musique vulgaire et de mauvais goût. N’est-ce point une désolation, une honte de voir cette Corilla, qui commençait à comprendre grandement l’art sérieux, descendre du sacré au profane, de la prière au badinage, de l’autel au tréteau, du sublime au ridicule, d’Allegri et de Palestrina à Albinoni et au barbier Apollini ?

— Ainsi vous refusez, dans votre rigorisme, de me nommer cette fille, sur laquelle je ne puis avoir des vues, puisque j’ignore si elle possède d’ailleurs les qualités requises pour le théâtre ?

— Je m’y refuse absolument.

— Et vous pensez que je ne le découvrirai pas ?

— Hélas ! vous le découvrirez, si telle est votre détermination : mais je ferai tout mon possible pour vous empêcher de nous l’enlever.

— Eh bien, maître, vous êtes déjà à moitié vaincu ; car je l’ai vue, je l’ai devinée, je l’ai reconnue, votre divinité mystérieuse.

— Oui da ? dit le maître d’un air méfiant et réservé ; en êtes-vous bien sûr ?