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CONSUELO.

dolstadt pour perdre ainsi la conscience et la direction de sa propre vie ? Quelle horreur la Providence a-t-elle conçue pour Anzoleto de l’abandonner, ainsi qu’elle l’a fait, aux mauvais penchants et aux perverses tentations ?

Vaincue enfin par la fatigue, elle s’endormit, et se perdit dans une suite de rêves sans rapport et sans issue. Deux ou trois fois elle s’éveilla et se rendormit sans pouvoir se rendre compte du lieu où elle était, se croyant toujours en voyage. Le Porpora, Anzoleto, le comte Zustiniani et la Corilla passaient tour à tour devant ses yeux, lui disant des choses étranges et douloureuses, lui reprochant je ne sais quel crime dont elle portait la peine sans pouvoir se souvenir de l’avoir commis. Mais toutes ces visions s’effaçaient devant celle du comte Albert, qui repassait toujours devant elle avec sa barbe noire, son œil fixe, et son vêtement de deuil rehaussé d’or, par moments semé de larmes comme un drap mortuaire.

Elle trouva, en s’éveillant tout à fait, Amélie déjà parée avec élégance, fraîche et souriante à côté de son lit.

« Savez-vous, ma chère Porporina, lui dit la jeune baronne en lui donnant un baiser au front, que vous avez en vous quelque chose d’étrange ? Je suis destinée à vivre avec des êtres extraordinaires ; car certainement vous en êtes un, vous aussi. Il y a un quart d’heure que je vous regarde dormir, pour voir au grand jour si vous êtes plus belle que moi. Je vous confesse que cela me donne quelque souci, et que, malgré l’abjuration complète et empressée que j’ai faite de mon amour pour Albert, je serais un peu piquée de le voir vous regarder avec intérêt. Que voulez-vous ? c’est le seul homme qui soit ici, et jusqu’ici j’y étais la seule femme. Maintenant nous sommes deux, et nous aurons maille à partir si vous m’effacez trop.

— Vous aimez à railler, répondit Consuelo ; ce n’est pas généreux de votre part. Mais voulez-vous bien laisser le chapitre des méchancetés, et me dire ce que j’ai d’extraordinaire ? C’est peut-être ma laideur qui est tout à fait revenue. Il me semble qu’en effet cela doit être. »

— Je vous dirai la vérité, Nina. Au premier coup d’œil que j’ai jeté sur vous ce matin, votre pâleur, vos grands yeux à demi clos et plutôt fixes qu’endormis, votre bras maigre hors du lit, m’ont donné un moment de triomphe. Et puis, en vous regardant toujours, j’ai été comme effrayée de votre immobilité et de votre attitude vraiment royale. Votre bras est celui d’une reine, je le soutiens, et votre calme a quelque chose de dominateur et d’écrasant dont je ne peux pas me rendre compte. Voilà que je me prends à vous trouver horriblement belle, et cependant il y a de la douceur dans votre regard. Dites-moi donc quelle personne vous êtes. Vous m’attirez et vous m’intimidez : je suis toute honteuse des folies que je vous ai racontées de moi cette nuit. Vous ne m’avez encore rien dit de vous ; et cependant vous savez à peu près tous mes défauts.

— Si j’ai l’air d’une reine, ce dont je ne me serais guère doutée, répondit Consuelo avec un triste sourire, ce doit être l’air piteux d’une reine détrônée. Quant à ma beauté, elle m’a toujours paru très-contestable ; et quant à l’opinion que j’ai de vous, chère baronne Amélie, elle est toute en faveur de votre franchise et de votre bonté.

— Pour franche, je le suis ; mais vous, Nina, l’êtes-vous ? Oui, vous avez un air de grandeur et de loyauté. Mais êtes-vous expansive ? Je ne le crois pas.

— Ce n’est pas à moi de l’être la première, convenez-en. C’est à vous, protectrice et maîtresse de ma destinée en ce moment, de me faire les avances.

— Vous avez raison. Mais votre grand sens me fait peur. Si je vous parais écervelée, vous ne me prêcherez pas trop, n’est-ce pas ?

— Je n’en ai le droit en aucune façon. Je suis votre maîtresse de musique, et rien de plus. D’ailleurs une pauvre fille du peuple, comme moi, saura toujours se tenir à sa place.

— Vous, une fille du peuple, fière Porporina ! Oh ! vous mentez ; cela est impossible. Je vous croirais plutôt un enfant mystérieux de quelque famille de princes. Que faisait votre mère ?

— Elle chantait, comme moi.

— Et votre père ? »

Consuelo resta interdite. Elle n’avait pas préparé toutes ses réponses aux questions familièrement indiscrètes de la petite baronne. La vérité est qu’elle n’avait jamais entendu parler de son père, et qu’elle n’avait jamais songé à demander si elle en avait un.

« Allons ! dit Amélie en éclatant de rire, c’est cela, j’en étais sûre ; votre père est quelque grand d’Espagne, ou quelque doge de Venise. »

Ces façons de parler parurent légères et blessantes à Consuelo.

« Ainsi, dit-elle avec un peu de mécontentement, un honnête ouvrier, ou un pauvre artiste, n’aurait pas eu le droit de transmettre à son enfant quelque distinction naturelle ? Il faut absolument que les enfants du peuple soient grossiers et difformes !

— Ce dernier mot est une épigramme pour ma tante Wenceslawa, répliqua la baronne riant plus fort. Allons, chère Nina, pardonnez-moi si je vous fâche un peu, et laissez-moi bâtir dans ma cervelle un plus beau roman sur vous. Mais faites vite votre toilette, mon enfant ; car la cloche va sonner, et ma tante ferait mourir de faim toute la famille plutôt que de laisser servir le déjeuner sans vous. Je vais vous aider à ouvrir vos caisses ; donnez-moi les clefs. Je suis sûre que vous apportez de Venise les plus jolies toilettes, et que vous allez me mettre au courant des modes, moi qui vis dans ce pays de sauvages, et depuis si longtemps ! »

Consuelo, se hâtant d’arranger ses cheveux, lui donna les clefs sans l’entendre, et Amélie s’empressa d’ouvrir une caisse qu’elle s’imaginait remplie de chiffons ; mais, à sa grande surprise, elle n’y trouva qu’un amas de vieille musique, de cahiers imprimés, effacés par un long usage, et de manuscrits en apparence indéchiffrables.

« Ah ! qu’est-ce que tout cela ? s’écria-t-elle en essuyant ses jolis doigts bien vite. Vous avez là, ma chère enfant, une singulière garde-robe !

— Ce sont des trésors, traitez-les avec respect, ma chère baronne, répondit Consuelo. Il y a des autographes des plus grands maîtres, et j’aimerais mieux perdre ma voix que de ne pas les remettre au Porpora qui me les a confiés. !

Amélie ouvrit une seconde caisse, et la trouva pleine de papier réglé, de traités sur la musique, et d’autres livres sur la composition, l’harmonie et le contre-point.

« Ah ! je comprends, dit-elle en riant, ceci est votre écrin.

— Je n’en ai pas d’autre, répondit Consuelo, et j’espère que vous voudrez bien vous en servir souvent.

— À la bonne heure, je vois que vous êtes une maîtresse sévère. Mais peut-on vous demander sans vous offenser, ma chère Nina, où vous avez mis vos robes ?

— Là-bas dans ce petit carton, répondit Consuelo en allant le chercher, et en montrant à la baronne une petite robe de soie noire qui y était soigneusement et fraîchement pliée.

— Est-ce là tout ? dit Amélie.

— C’est là tout, dit Consuelo, avec ma robe de voyage. Dans quelques jours d’ici, je me ferai une seconde robe noire, toute pareille à l’autre, pour changer.

— Ah ! ma chère enfant, vous êtes donc en deuil ?

— Peut-être, signora, répondit gravement Consuelo.

— En ce cas, pardonnez-moi. J’aurais dû comprendre à vos manières que vous aviez quelque chagrin dans le cœur, et je vous aime autant ainsi. Nous sympathiserons encore plus vite ; car moi aussi j’ai bien des sujets de tristesse, et je pourrais déjà porter le deuil de l’époux qu’on m’avait destiné. Ah ! ma chère Nina, ne vous effarouchez pas de ma gaieté ; c’est souvent un effort pour cacher des peines profondes. » Elles s’embrassèrent, et descendirent au salon où on les attendait.

Consuelo vit, dès le premier coup d’œil, que sa modeste robe noire, et son fichu blanc fermé jusqu’au