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CONSUELO.

La chanoinesse était la plus causeuse de la famille. Elle pouvait même passer pour babillarde ; car il lui arrivait au moins deux fois par semaine de discuter un quart d’heure durant avec le chapelain sur la généalogie des familles bohèmes, hongroises et saxonnes, qu’elle savait sur le bout de son doigt, depuis celle des rois jusqu’à celle du moindre gentilhomme.

Quant au comte Albert, son extérieur avait quelque chose d’effrayant et de solennel pour les autres, comme si chacun de ses gestes eût été un présage, et chacune de ses paroles une sentence. Par une bizarrerie inexplicable à quiconque n’était pas initié au secret de la maison, dès qu’il ouvrait la bouche, ce qui n’arrivait pas toujours une fois par vingt-quatre heures, tous les regards des parents et des serviteurs se portaient sur lui ; et alors on eût pu lire sur tous les visages une anxiété profonde, une sollicitude douloureuse et tendre excepté cependant sur celui de la jeune Amélie, qui n’accueillait pas toujours ses paroles sans un mélange d’impatience ou de moquerie, et qui, seule, osait y répondre avec une familiarité dédaigneuse ou enjouée, suivant sa disposition du moment.

Cette jeune fille, blonde, un peu haute en couleur, vive et bien faite, était une petite perle de beauté ; et quand sa femme de chambre le lui disait pour la consoler de son ennui : « Hélas ! répondait la jeune fille, je suis une perle enfermée dans ma triste famille comme dans une huître dont cet affreux château des Géants est l’écaille. » C’est en dire assez pour faire comprendre au lecteur quel pétulant oiseau renfermait cette impitoyable cage.

Ce soir-là-le silence solennel qui pesait sur la famille, particulièrement au premier service (car les deux vieux seigneurs, la chanoinesse et le chapelain avaient une solidité et une régularité d’appétit qui ne se démentaient en aucune saison de l’année), fut interrompu par le comte Albert.

« Quel temps affreux ! » dit-il avec un profond soupir.

Chacun se regarda avec surprise ; car si le temps était devenu sombre et menaçant, depuis une heure qu’on se tenait dans l’intérieur du château, et que les épais volets de chêne étaient fermés, nul ne pouvait s’en apercevoir. Un calme profond régnait au dehors comme au dedans, et rien n’annonçait qu’une tempête dût éclater prochainement.

Cependant nul ne s’avisa de contredire Albert, et Amélie seule se contenta de hausser les épaules, tandis que le jeu des fourchettes et le cliquetis de la vaisselle, échangée lentement par les valets, recommençait après un moment d’interruption et d’inquiétude.

« N’entendez-vous pas le vent qui se déchaîne dans les sapins du Boehmer-Wald, et la voix du torrent qui monte jusqu’à vous ? » reprit Albert d’une voix plus haute, et avec un regard fixe dirigé vers son père.

Le comte Christian ne répondit rien. Le baron, qui avait coutume de tout concilier, répondit, sans quitter des yeux le morceau de venaison qu’il taillait d’une main athlétique comme il eût fait d’un quartier de granit :

« En effet, le vent était à la pluie au coucher du soleil, et nous pourrions bien avoir mauvais temps pour la journée de demain. »

Albert sourit d’un air étrange, et tout redevint morne. Mais cinq minutes s’étaient à peine écoulées qu’un coup de vent terrible ébranla les vitraux des immenses croisées, rugit à plusieurs reprises en battant comme d’un fouet les eaux du fossé, et se perdit dans les hauteurs de la montagne avec un gémissement si aigu et si plaintif que tous les visages en pâlirent, à l’exception de celui d’Albert, qui sourit encore avec la même expression indéfinissable que la première fois.

« Il y a en ce moment, dit-il, une âme que l’orage pousse vers nous. Vous feriez bien, monsieur le chapelain, de prier pour ceux qui voyagent dans nos âpres montagnes sous le coup de la tempête.

— Je prie à toute heure et du fond de mon âme, répondit le chapelain tout tremblant, pour ceux qui cheminent dans les rudes sentiers de la vie, sous la tempête des passions humaines.

— Ne lui répondez donc pas, monsieur le chapelain, dit Amélie sans faire attention aux regards et aux signes qui l’avertissaient de tous côtés de ne pas donner de suite à cet entretien ; vous savez bien que mon cousin se fait un plaisir de tourmenter les autres en leur parlant par énigmes. Quant à moi, je ne tiens guère à savoir le mot des siennes. »

Le comte Albert ne parut pas faire plus attention aux dédains de sa cousine qu’elle ne prétendait en accorder à ses discours bizarres. Il mit un coude dans son assiette, qui était presque toujours vide et nette devant lui, et regarda fixement la nappe damassée dont il semblait compter les fleurons et les rosaces, bien qu’il fût absorbé dans une sorte de rêve extatique.

XXIII.

Une tempête furieuse éclata durant le souper, lequel durait toujours deux heures, ni plus ni moins, même les jours d’abstinence, que l’on observait religieusement, mais qui ne dégageaient point le comte du joug de ses habitudes, aussi sacrées pour lui que les ordonnances de l’église romaine. L’orage était trop fréquent dans ces montagnes, et les immenses forêts qui couvraient encore leurs flancs à cette époque, donnaient au bruit du vent et de la foudre des retentissements et des échos trop connus des hôtes du château, pour qu’un accident de cette nature les émût énormément. Cependant l’agitation extraordinaire que montrait le comte Albert se communiqua involontairement à la famille ; et le baron, troublé dans les douceurs de sa réfection, en eût éprouvé quelque humeur, s’il eût été possible à sa douceur bienveillante de se démentir un seul instant. Il se contenta de soupirer profondément lorsqu’un épouvantable éclat de la foudre, survenu à l’entremets, impressionna l’écuyer tranchant au point de lui faire manquer la noix du jambon de sanglier qu’il entamait en cet instant.

« C’est une affaire faite ! dit-il en adressant un sourire compatissant au pauvre écuyer consterné de sa mésaventure.

— Oui, mon oncle, vous avez raison ! s’écria le comte Albert d’une voix forte, et en se levant ; c’est une affaire faite. Le Hussite est abattu ; la foudre le consume. Le printemps ne reverdira plus son feuillage.

— Que veux-tu dire, mon fils ? demanda le vieux Christian avec tristesse ; parles-tu du grand chêne de Schreckenstein[1] ?

— Oui, mon père, je parle du grand chêne aux branches duquel nous avons fait pendre, l’autre semaine, plus de vingt moines augustins.

— Il prend les siècles pour des semaines, à présent ! dit la chanoinesse à voix basse en faisant un grand signe de croix. S’il est vrai, mon cher enfant, ajouta-t-elle plus haut et en s’adressant à son neveu, que vous ayez vu dans votre rêve une chose réellement arrivée, ou devant arriver prochainement (comme en effet ce hasard singulier s’est rencontré plusieurs fois dans votre imagination), ce ne sera pas une grande perte pour nous que ce vilain chêne à moitié desséché, qui nous rappelle, ainsi que le rocher qu’il ombrage, de si funestes souvenirs historiques.

— Quant à moi, reprit vivement Amélie, heureuse de trouver enfin une occasion de dégourdir un peu sa petite langue, je remercierais l’orage de nous avoir débarrassés du spectacle de cette affreuse potence dont les branches ressemblent à des ossements, et dont le tronc couvert d’une mousse rougeâtre paraît toujours suinter du sang. Je ne suis jamais passée le soir sous son ombre sans frissonner au souffle du vent qui râle dans son feuillage, comme des soupirs d’agonie, et je recommande alors mon âme à Dieu tout en doublant le pas et en détournant la tête.

— Amélie, reprit le jeune comte, qui, pour la pre-

  1. Schreckenstein (pierre d’épouvante); plusieurs endroits portent ce nom dans ces contrées.