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CONSUELO.

y avait eu en lui plus de puissance, et on ne voulait pas lui faire sentir le malheur de son âge.

— Et la Corilla, voyons, cette idole que tu renverses, est-ce qu’elle ne forçait pas les situations ? Est-ce qu’elle ne faisait pas des efforts pénibles à voir et à entendre ? Est-ce qu’elle était passionnée tout de bon, quand on la portait aux nues ?

— C’est parce que j’ai trouvé ses moyens factices, ses effets détestables, son jeu comme son chant dépourvus de goût et de grandeur, que je me suis présentée si tranquillement sur la scène, persuadée comme toi que le public ne s’y connaissait pas beaucoup.

— Ah ! dit Anzoleto avec un profond soupir, tu mets le doigt sur ma plaie, pauvre Consuelo !

— Comment cela, mon bien-aimé ?

— Comment cela ? tu me le demandes ? Nous nous étions trompés, Consuelo. Le public s’y connaît. Son cœur lui apprend ce que son ignorance lui voile. C’est un grand enfant qui a besoin d’amusement et d’émotion. Il se contente de ce qu’on lui donne ; mais qu’on lui montre quelque chose de mieux, et le voilà qui compare et qui comprend. La Corilla pouvait encore le charmer la semaine dernière, bien quelle chantât faux et manquât de respiration. Tu parais, et la Corilla est perdue ; elle est effacée, enterrée. Qu’elle reparaisse, on la sifflera. Si j’avais débuté auprès d’elle, j’aurais eu un succès complet comme celui que j’ai eu chez le comte, la première fois que j’ai chanté après elle. Mais auprès de toi, j’ai été éclipsé. Il en devait être ainsi, et il en sera toujours ainsi. Le public avait le goût du clinquant. Il prenait des oripeaux pour des pierreries ; il en était ébloui. On lui montre un diamant fin, et déjà il ne comprend plus qu’on ait pu le tromper si grossièrement. Il ne peut plus souffrir les diamants faux, et il en fait justice. Voilà mon malheur, Consuelo : c’est d’avoir été produit, moi, verroterie de Venise, à côté d’une perle sortie du fond des mers. »

Consuelo ne comprit pas tout ce qu’il y avait d’amertume et de vérité dans ces réflexions. Elle les mit sur le compte de l’amour de son fiancé, et ne répondit à ce qu’elle prit pour de douces flatteries, que par des sourires et des caresses. Elle prétendit qu’il la surpasserait, le jour où il voudrait s’en donner la peine, et releva son courage en lui persuadant que rien n’était plus facile que de chanter comme elle. Elle était de bonne foi en ceci, n’ayant jamais été arrêtée par aucune difficulté, et ne sachant pas que le travail même est le premier des obstacles, pour quiconque n’en a pas l’amour et la persévérance.

XIX.

Encouragé par la franchise de Consuelo et la perfidie de Corilla qui le pressait de se faire entendre encore en public, Anzoleto se mit à travailler avec ardeur ; et à la seconde représentation d’Ipermnestre, il chanta beaucoup plus purement son premier acte. On lui en sut gré. Mais, comme le succès de Consuelo grandit en proportion, il ne fut pas satisfait du sien, et commença à se sentir démoralisé par cette nouvelle constatation de son infériorité. Dès ce moment, tout prit à ses yeux un aspect sinistre. Il lui sembla qu’on ne l’écoutait pas, que les spectateurs placés près de lui murmuraient des réflexions humiliantes sur son compte, et que les amateurs bienveillants qui l’encourageaient dans les coulisses avaient l’air de le plaindre profondément. Tous leurs éloges eurent pour lui un double sens dont il s’appliqua le plus mauvais. La Corilla, qu’il alla consulter dans sa loge durant l’entr’acte, affecta de lui demander d’un air effrayé s’il n’était pas malade.

— Pourquoi ? lui dit-il avec impatience.

« Parce que ta voix est sourde aujourd’hui, et que tu sembles accablé ! Cher Anzoleto, reprends courage ; donne tes moyens qui sont paralysés par la crainte ou le découragement.

— N’ai-je pas bien dit mon premier air ?

— Pas à beaucoup près aussi bien que la première fois. J’en ai eu le cœur si serré que j’ai failli me trouver mal.

— Mais on m’a applaudi, pourtant ?

— Hélas !… n’importe : j’ai tort de t’ôter l’illusion. Continue… Seulement tâche de dérouiller ta voix. »

« Consuelo, pensa-t-il, a cru me donner un conseil. Elle agit d’instinct, et réussit pour son propre compte. Mais où aurait-elle pris l’expérience de m’enseigner à dominer ce public récalcitrant ? En suivant la direction qu’elle me donne, je perds mes avantages, et on ne me tient pas compte de l’amélioration de ma manière. Voyons ! revenons à mon audace première. N’ai-je pas éprouvé, à mon début chez le comte, que je pouvais éblouir même ceux que je ne persuadais pas ? Le vieux Porpora ne m’a-t-il pas dit que j’avais les taches du génie ? Allons donc ! que ce public subisse mes taches et qu’il plie sous mon génie. »

Il se battit les flancs, fit des prodiges au second acte, et fut écouté avec surprise. Quelques-uns battirent des mains, d’autres imposèrent silence aux applaudissements. Le public en masse se demanda si cela était sublime ou détestable.

Encore un peu d’audace, et peut-être qu’Anzoleto l’emportait. Mais cet échec le troubla au point que sa tête s’égara, et qu’il manqua honteusement tout le reste de son rôle.

À la troisième représentation, il avait repris son courage, et, résolu d’aller à sa guise sans écouter les conseils de Consuelo, il hasarda les plus étranges caprices, les bizarreries les plus impertinentes. Ô honte ! deux ou trois sifflets interrompirent le silence qui accueillait ces tentatives désespérées. Le bon et généreux public fit taire les sifflets et se mit à battre des mains ; il n’y avait pas moyen de s’abuser sur cette bienveillance envers la personne et sur ce blâme envers l’artiste. Anzoleto déchira son costume en rentrant dans sa loge, et, à peine la pièce finie, il courut s’enfermer avec la Corilla, en proie à une rage profonde et déterminé à fuir avec elle au bout de la terre.

Trois jours s’écoulèrent sans qu’il revît Consuelo. Elle lui inspirait non pas de la haine, non pas du refroidissement (au fond de son âme bourrelée de remords, il la chérissait toujours et souffrait mortellement de ne pas la voir), mais une véritable terreur. Il sentait la domination de cet être qui l’écrasait en public de toute sa grandeur, et qui en secret reprenait à son gré possession de sa confiance et de sa volonté. Dans son agitation il n’eut pas la force de cacher à la Corilla combien il était attaché à sa noble fiancée, et combien elle avait encore d’empire sur ses convictions. La Corilla en conçut un dépit amer, qu’elle eut la force de dissimuler. Elle le plaignit, le confessa ; et quand elle sut le secret de sa jalousie, elle frappa un grand coup en faisant savoir sous main à Zustiniani sa propre intimité avec Anzoleto, pensant bien que le comte ne perdrait pas une si belle occasion d’en instruire l’objet de ses désirs, et de rendre à Anzoleto le retour impossible.

Surprise de voir un jour entier s’écouler dans la solitude de sa mansarde, Consuelo s’inquiéta ; et le lendemain d’un nouveau jour d’attente vaine et d’angoisse mortelle, à la nuit tombante, elle s’enveloppa d’une mante épaisse (car la cantatrice célèbre n’était plus garantie par son obscurité contre les méchants propos), et courut à la maison qu’occupait Anzoleto depuis quelques semaines, logement plus convenable que les précédents, et que le comte lui avait assigné dans une des nombreuses maisons qu’il possédait dans la ville. Elle ne l’y trouva point, et apprit qu’il y passait rarement la nuit.

Cette circonstance ne l’éclaira pas sur son infidélité. Elle connaissait ses habitudes de vagabondage poétique, et pensa que, ne pouvant s’habituer à ces somptueuses demeures, il retournait à quelqu’un de ses anciens gîtes. Elle allait se hasarder à l’y chercher, lorsqu’en se retournant pour repasser la porte, elle se trouva face à face avec maître Porpora.