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PROCOPE LE GRAND.

avec perte, l’armée bohémienne remporta de grands avantages, maintint l’épouvante chez ses voisins, fit des prodiges d’audace, de valeur et de cruauté, et revint, comme à l’ordinaire, chargée de butin. Nous ne manquons pas de détails sur ces divers événements ; mais ils ne peuvent avoir, pour ceux qui lisent aujourd’hui l’histoire, qu’un intérêt de localité, et nous n’en citerons qu’un trait relatif à Procope. « Fumant de colère de la perte de Sternberg qui lui appartenait, il pardonna cependant à celui qui avait livré cette place à l’ennemi, et dont il voulait d’abord faire un exemple : mais ce fut à la condition qu’il le suivrait, et qu’il effacerait par quelque belle action la note d’infamie qu’il avait encourue dans cette occasion. » Il y a quelque chose d’antique et de chevaleresque dans cette justice de Procope le Grand.

Dans cette même année (1432), les Bohémiens envoyèrent une ambassade au roi de Pologne dont les Calixtins eussent préféré la protection, et la royauté au besoin, à celles de l’empereur Sigismond. Outre leur sympathie pour un prince de leur langue, c’est-à-dire de la famille slave, ils sentaient bien que ce prince, récemment converti à la foi chrétienne, serait moins chatouilleux qu’un prince du Saint-Empire sur les articles de la foi. Ils donnèrent donc pour prétexte à leur ambassade la réconciliation de Koribut, et l’offre de secourir la Pologne contre la Prusse, les Lithuaniens révoltés, les Chevaliers teutoniques, les Valaques et les Tartares qui la menaçaient de tous côtés. Le Polonais écouta favorablement leurs députés, et défendit à ses prélats de prononcer contre eux l’interdit, cette insultante prohibition du service divin dans les lieux souillés par leur présence, qui jusqu’alors les avait accompagnés et irrités dans tous leurs voyages à l’étranger. Wladislas regardait le secours d’une armée taborite comme une grande chance de salut, et il motiva sa tolérance envers l’héresie sur le sauf-conduit du concile qui révoquait l’interdit et les admettait à réconciliation. Mais il y avait à Cracovie un évêque nommé Sbinko, homme d’une orthodoxie farouche et d’un caractère héroïque, qui résista au roi, brava ses menaces, lui tint les discours les plus hardis, et fulmina l’interdit avec toute l’audace de la primitive Église. Ce débat eut de longues et remarquables conséquences. Le roi penchait à coup sûr vers le hussitisme ; car cette doctrine faisait de grands progrès dans le monde, et Wladislas souffrait qu’un prêtre bohémien prêchât les idées de Wicklef en sa présence.

Une chaude querelle s’engagea entre l’université de Cracovie et le roi de Pologne ; et, l’avis de Sbinko ayant triomphé, le monarque slave irrité résolut de faire assassiner Sbinko. Bien que ce fait nous écarte un peu de la scène principale, comme il ressort de notre sujet, et qu’il montre une belle figure historique dans l’Église romaine, à cette époque où elles y sont fort rares, nous ne l’omettrons pas. « Il y eut des gens qui persuadèrent le roi de faire mourir l’évêque de Cracovie. Les bourreaux étaient déjà tout prêts pour l’exécution la nuit, lorsque le palatin de Cracovie en avertit le prélat. « Je vous suis fort obligé de l’avis charitable que vous me donnez, répondit celui-ci, mais je ne veux point fuir, ni rien changer dans ma conduite. Je me tiendrai tranquille dans le lit où j’ai accoutumé de coucher, sans avoir personne qui me garde. J’entrerai dans l’église à minuit pour célébrer les louanges de Dieu, avec un prêtre et un homme de chambre, et je ne détournerai pas ma tête de la main du bourreau. Je souhaite seulement que cette victime soit agréable à Dieu. » Cependant l’exécution ne se fit point, quoique Sbinko ne prît aucune précaution. Ce Sbinko était guerrier aussi, comme l’évêque de fer. Il avait marché plusieurs fois contre Koribut, lorsqu’il se permettait des excursions sur la frontière de Pologne, et en toute occasion il s’opposa à la réconciliation de ce prince, qui eût probablement entraîné Wladislas dans les intérêts de la Bohême hussite.

Si l’Église romaine n’eût été composée que de membres aussi sincères et d’un caractère aussi noblement trempé, les vengeances de l’hérésie n’eussent peut-être pas ensanglanté les provinces slaves et germaniques. Mais il s’en fallait de beaucoup que le concile eût dans son sein de pareils éléments de grandeur. L’Église romaine entrait en pleine dissolution, une corruption effroyable régnait parmi ses membres : la débauche, la simonie, la cupidité, le mensonge, l’intrigue, y trônaient effrontément. Le pape sentait sa puissance prête à lui échapper ; et, dans ce grand conflit du pontife cherchant à poursuivre, sans grandeur et sans idéal, l’œuvre de Grégoire vii, et de l’Église essayant de faire alliance avec les puissances du siècle pour secouer la domination du pape, il était également impossible que la papauté recouvrât sa splendeur, et que l’Église reconquît noblement ses antiques libertés républicaines. Il y avait donc une lutte acharnée entre les conciles, pour se constituer, et le pape, pour dissoudre les conciles. Les Hussites se trouvaient d’accord avec les évêques sur un seul point, celui de soumettre les décisions du pape à celles du concile. La vie de Martin v avait été employée à corrompre et à désunir ces assemblées ; Eugène iv continuait ce travail, mais avec moins d’habileté, et déjà il avait prononcé la dissolution du concile de Bâle, sous le prétexte que la moitié de la population de cette ville était hérétique, et que les doctrines de Wicklef et de Huss y trouveraient trop d’appui. Mais ce pontife rencontrait, dans son légat Julien, une résistance énergique, et, dans l’empereur Sigismond, un ennemi mal réconcilié, qui venait lui demander la couronne, le glaive à la main. « Quand vous devriez, écrivait Julien au saint-père, perdre la vie à l’occasion de ce concile, il vaudrait mieux mourir que de souffrir sur vous une tache ineffaçable, et de donner lieu à des scandales dont vous rendrez compte à Dieu. » Eugène iv voyait sa puissance ébranlée, et se flattait de la rétablir par l’intrigue, en gagnant du temps. D’un côté, il demandait au concile délai sur délai avant de répondre à la sommation d’y comparaître ou de s’y faire représenter ; de l’autre, il retardait le couronnement de Sigismond, et suscitait contre lui les princes italiens, ses auxiliaires, pour l’empêcher d’entrer en Italie. L’Empereur, attaqué près de Milan par les Florentins et les Vénitiens réunis, fut plus heureux contre eux que contre les Bohémiens. Il les battit dos et ventre, dit notre auteur. Les Vénitiens tentèrent de l’empoisonner ; mais, étant sorti vainqueur de tous ces périls, il traversa l’Italie avec ses Allemands et ses Hongrois, que les Italiens traitaient de barbares, et alla attendre à Sienne le bon plaisir du pape, qui céda enfin au bout de six mois, et le couronna Auguste, c’est-à-dire empereur, selon l’institution de Grégoire v. Jusque-là Sigismond n’était que César, ou roi des Romains. Néanmoins les Allemands et les Slaves lui donnaient le titre d’empereur par anticipation.

Durant toute l’année 1432, le concile ne put s’occuper des Hussites, absorbé qu’on était par la difficulté de se constituer œcuméniquement sans le concours du pape. Le pape excommuniait et demandait grâce tour à tour, sous forme de pardon. Le concile formulait et ajournait tour à tour la déchéance du pape. Ce ne fut qu’en novembre 1433 que, grâce à l’intervention de l’empereur et à un nouveau délai de quatre-vingt-dix jours obtenu par lui pour le pape, on put s’entendre provisoirement, en attendant une nouvelle rupture. Mais, pour ne pas anticiper sur les événements, nous rétrograderons vers le commencement de 1433, époque à laquelle les députés de la Bohême arrivèrent au concile, et y jouèrent un rôle.

Ils arrivèrent à Bâle au nombre de trois cents, ayant à leur tête Procope le Grand, Jean de Rockisane, Pierre Payne, dit l’Anglais, Nicolas Biscupec, prêtre des Taborites, Ulric, prêtre des Orphelins, Kostska, guerrier célèbre par ses courses déprédatrices, etc. « Leur arrivée parut un phénomène si nouveau, que tout le peuple, dit Ænéas Sylvius, présent au spectacle, se répandit dans la ville et hors de la ville pour les voir entrer. Il se trouvait même parmi la foule plusieurs membres du concile, attirés par la réputation d’une nation si belliqueuse. Hommes, femmes, enfants, gens de tout âge et de toute condition, étaient dans les places publiques,