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PROCOPE LE GRAND.

de la Hongrie. Mais certaines dissensions, qu’on ne nous explique pas, ayant forcé les Orphelins et les Taborites à se séparer, Procope le Rasé entra en Moravie ; et Procope le Petit, bien qu’il se défendît comme un lion, tomba dans une embuscade, et y éprouva de grandes pertes. Les Orphelins avaient hérité de l’intrépidité de Ziska, mais non de sa ruse et de sa prudence. Ils furent mis en déroute par les montagnards valaques, au milieu des glaces de l’hiver, et rentrèrent en Bohême, horriblement maltraités.

Le cardinal Julien, de retour à Nuremberg, fit à l’Empereur de grandes plaintes de la lâcheté des princes allemands. Le concile de Bâle venait de se rassembler. Il fut résolu d’y appeler ces terribles hérétiques, contre lesquels les armes ne pouvaient rien, et de tâcher de les gagner par composition. Il avait fallu bien des leçons pour ramener ainsi les choses à leur point de départ, et le supplice de Jean et de Jérôme était suffisamment vengé. En conséquence, l’Empereur écrivit aux Bohémiens une lettre fort gracieuse, mais un peu tardive. Nous avons appris, disait-il, qu’il s’est répandu des bruits en Bohême ; qu’étant à Egra, nous avions commandé à notre armée d’entrer incessamment dans ce royaume, et d’y mettre tout à feu et à sang, sans distinction d’âge ni de sexe. Mais il faut que vous sachiez qu’une telle pensée ne nous est jamais venue dans l’esprit, non pas même en dormant… Nous souhaitons que vous n’ajoutiez pas foi à ces faux bruits. Nous vous exhortons et vous conseillons de revenir à l’Église romaine, et de comparaître au concile. Là, vous trouverez le révérend père en Dieu, le seigneur cardinal-légat du pape, avec notre lieutenant, le très-illustre et sérénissime marquis de Brandebourg, que nous avons chargé de protéger tous ceux qui viendront de Bohême pour expliquer leur foi, de les aider, de les soutenir, de confirmer tout ce dont on sera convenu, et de vous faire connaître combien votre roi et seigneur héréditaire est disposé à vous gratifier en toutes choses et avancer vos intérêts » (octobre 1431).

Immédiatement les Bohémiens répondirent en ces termes : « Nous, les seigneurs, les chevaliers, les villes et les États séculiers et ecclésiastiques de Bohême, faisons savoir à Votre auguste Majesté que, par nos députés envoyés à Egra et par les propres lettres de Votre Majesté, nous avons appris et compris que, mal instruite par des ecclésiastiques contre lesquels nous nous défendons avec vigueur et constance, Votre Majesté est portée à empêcher la divine vérité que nous proposons d’être annoncée à qui que ce soit, et qu’elle n’a point d’autre vue que de nous en détacher pour nous unir à l’Église romaine. C’est ce qui fit retirer nos députés, et ce qui nous a empêchés d’entendre à aucune négociation ; car les lois divines et humaines nous défendent d’accepter ce parti. Que Votre auguste Majesté ne soit donc pas surprise que nous refusions de déférer ni à Votre auguste Majesté elle-même, ni à l’Église de Rome ; puisque, vous opposant à la volonté de Dieu, vous ne voulez pas nous procurer une audience légitime, selon le désir que nous avons de rendre raison de notre foi. Ce n’est pas de notre propre mouvement que nous nous trouvons réduits à cette honnête désobéissance. C’est par ordre de saint Pierre lui-même, qui nous apprend à obéir plus à Dieu qu’aux hommes. C’est pourquoi nous notifions à tous et à chacun que, puisqu’à la sollicitation des ecclésiastiques qui préfèrent leur volonté à celle de Dieu, on veut nous contraindre à une obéissance illégitime, nous sommes résolus de nous défendre, appuyés sur le secours de Dieu » (octobre 1431).

En même temps que l’Empereur, le cardinal Julien écrivait de son côté : « Il vous sera permis de dire librement vos sentiments sur la religion, de consulter et de proposer des expédients… Nous avons appris que vous vous êtes souvent plaints de ne point obtenir d’audience. Ce sujet de plainte cessera désormais. On vous entendra, à l’avenir, publiquement et autant de temps que vous le souhaiterez. C’est pourquoi nous vous prions et supplions de tout notre cœur de ne point différer à « entrer par cette belle et grande porte qui vous est ouverte, et de venir en toute confiance au concile. De peur que vous ne soyez retenus par quelque méfiance, nous sommes prêts à vous donner un sauf-conduit plein et suffisant pour venir, pour demeurer, pour vous en retourner ; et nous vous accorderons, au nom de l’Église universelle, tout ce qui pourra contribuer à la liberté et à la sûreté de vos députés. Nous vous prions, au reste, de les bien choisir, et d’envoyer des gens pieux, doux, consciencieux, humbles de cœur, pacifiques, désintéressés, chérissant la gloire de Jésus-Christ, et non la leur. »

Il y a loin de cet humble et pacifique appel au bref que, trois ans auparavant, le pape adressait aux habitants de Pilsen, pour les détourner de discuter avec ces serpents rusés, à la peau d’agneau et aux dents de loup. L’Église, consternée de ses désastres, s’efforce enfin de revêtir elle-même cette peau d’agneau ; et, au risque de la perdition des âmes, elle consent à la discussion tant repoussée et tant redoutée. Les Bohémiens s’émurent peu de tant de courtoisie. L’expérience les avait rendus méfiants, et leurs députés répondirent fièrement à Sigismond, dans une conférence convoquée par lui à Presbourg, « que toute petite qu’était la province de Bohême, elle était assez puissante pour rendre le double à ses ennemis. »

Sigismond, au moment d’aller en Italie pour son couronnement, leur écrivit encore « qu’aucune nation ne lui était plus chère que la leur, que par ses soins ils seraient favorablement reçus au concile, pourvu qu’ils ne prétendissent pas être plus sages que l’Église romaine ; enfin qu’il ne prétendait pas les gouverner autrement que les autres rois chrétiens. » Nonobstant ces airs de douceur, remarque l’historien J. Lenfant, il y avait toujours dans les lettres de Sigismond quelques traits ambigus qui donnaient de la défiance aux Bohémiens, tels que la soumission au concile, et l’offre ou plutôt la menace de les gouverner comme les autres, c’est-à-dire de les mettre sous le joug de l’Église romaine. C’est ce qui les obligea à demander une conférence à Egra, « pour mieux savoir sur quel pied ils seraient entendus à Bâle. »

Dans cette conférence, ils demandèrent entre autres « choses que le concile fût de telle nature que toutes sortes de gens et de peuple y pussent venir ; et que le pape n’eût pas la suprême autorité sur le concile, mais qu’il fût tenu de s’y soumettre. » Toutes leurs réclamations furent à peu de choses près les mêmes que firent les protestants au concile de Trente en 1554. Le sauf-conduit accorda tout, déclarant que le concile prenait sous sa protection non-seulement tous les ecclésiastiques et seigneurs, mais encore tous ceux du peuple de Bohême et de Moravie, de quelque condition qu’ils fussent. Les sûretés garanties pour leur indépendance et sécurité attestent minutieusement, et honteusement pour l’Église, les méfiances qu’elle avait à surmonter, en expiation de son crime envers Jean Huss et Jérôme, immolés en violation de la foi jurée. On délibéra à Prague sur la valeur de ces garanties. Les Taborites, Orébites et Orphelins, le peuple, en un mot, se refusait aux accommodements proposés ; les Calixtins et la noblesse voulaient tenter tous les moyens de conciliation, sauf la vérité, c’est-à-dire sauf le sacrifice des articles de foi.

Durant ces démarches et ces discussions, les Taborites et les Orphelins, jugeant avec raison que plus ils se rendraient redoutables, meilleures seraient les conditions de la paix, recommencèrent leurs courses dans l’intérieur du pays contre les Catholiques qui n’avaient pas voulu traiter avec eux, dans le Voigtland, dans la Misnie, dans la Silésie, le duché de Breslau, dans la marche de Brandebourg jusqu’à Custrin, puis à Francfort sur l’Oder, dans la Basse-Lusace, à Kœnigsberg, dans la Nouvelle-Marche, à Bernaw, à Angermunde, où ils se fortifièrent et demeurèrent quelque temps, ce qui fit donner à cette ville le nom d’Angermunde l’Hérétique ; puis en Moravie, aux rives du Danube, etc. Dans toutes ces campagnes, quoique les Orphelins fussent souvent repoussés